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latine. Il se crut (le poète !) au temps de la grande lutte du sacerdoce et des empereurs, il se prit à rêver l’unité de l’Italie sous la forte tutelle de l’antique royauté romaine, et quand la faible main de Henri VII en fit apparaître un instant le fantôme, il se laissa prendre à ces simulacres. C’est alors que fut composé ce singulier manifeste gibelin, le de Monarchia, où Dante établit successivement ces trois points, à savoir que la monarchie universelle est nécessaire au bonheur du monde, que le peuple romain a seul droit d’exercer cette monarchie, et que l’autorité impériale dépend immédiatement de Dieu. Dans ce livre, Dante n’est plus citoyen, il est poète. Ce système politique, cette illusion exaltée, ce développement syllogistique mêlé d’apostrophes en style oriental, tout cela prouve qu’il était déjà habitué à vivre dans l’autre monde. Le de Monarchia est une vision tout comme la Divine Comédie.

Ainsi s’expliquent pour moi les mutations, tant de fois attaquées ou justifiées, de la vie politique de Dante. La poésie l’excuse. D’ailleurs, à plusieurs époques de sa vie, son exaltation fut poussée presque jusqu’au délire. La lettre étrange qu’il écrivit en latin à tous les rois de l’Europe pour leur apprendre la mort de Béatrice, en est l’irrécusable preuve. Dans ses dernières années, cette exaltation augmenta encore. Il ne lui suffit plus alors de condamner dans son poème ses ennemis vivans aux plus horribles supplices de la damnation, de mettre à jour les ténèbres des consciences, et d’accomplir au sérieux ce rôle d’Asmodée que Lesage rendra plus tard plaisant ; il ne se contenta plus de cette terrible royauté de la mort dont il pouvait faire chacun vassal. Sa figure s’assombrissait de plus en plus, et, dans le sublime égarement de sa pensée, il allait jetant des pierres aux enfans et aux femmes qu’il entendait calomnier son parti. Déjà dans le Convito, cette tendance farouche était visible, lorsque, combattant une doctrine philosophique, il avait été jusqu’à dire « C’est par le couteau, non par les argumens qu’il faut répondre à ceux qui parlent ainsi. » Au surplus, il y a un passage peu connu de Machiavel qui confirme, et bien au-delà, ce que je viens de dire. Les biographes de Dante n’aiment guère à le citer. Il est assez facile pourtant de le découvrir dans le Dialogue sur la langue : « … L’envie était innée dans le cœur de Dante… on le voit à cette foule d’opinions que la passion lui a dictées, et où il se montre si aveuglé, si privé de sens, de savoir, de dignité, qu’il paraît un tout autre homme… S’il eût montré dans toutes ses actions un jugement aussi peu sain, ou il serait demeuré tranquille dans Florence, ou il n’en eût été chassé que comme fou… » C’est ainsi qu’à près de trois siècles de distance le plus profond historien de l’Italie, l’historien de Florence, l’un des admirateurs le plus passionnés de la poésie de Dante, répondait d’avance, et avec quelque exagération sans doute, au fanatisme de ces apologistes à tout prix qui veulent retrouver le grand homme dans les moindres essais de l’écrivain, dans les moindres actes du poète.

J’ai nommé tout à l’heure le Convito ; ce n’est pas seulement en effet dans la Divina Commedia, que tout le monde connaît surabondamment et relit, mais dans ses opuscules (dont M. Fraticelli vient de donner une excellente