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des deux côtés. Des différences d’opinions avaient commencé la scission, des haines de famille l’achevèrent. Il y avait donc parmi les guelfes, lorsque Dante entra aux affaires, une faction féodale et une faction démocratique, les noirs et les blancs. Dante fut jeté dans le parti des blancs par sa naissance, et il en emprunta si bien les haines, que plus tard, exilé, aigri, il alla jusqu’à se faire gibelin par aversion des noirs. Voilà où pousse la logique des factions.

On sait la part qu’Alighieri prit aux luttes de sa cité, on sait comment il fut banni de Florence. Riche, accoutumé à l’aisance, il vit ses biens pillés, ses maisons incendiées, ses domaines confisqués ; père de cinq enfans, il fut séparé de sa famille et laissé à la solitude de sa pensée ; poète, il égara son poème commencé, il eut ses manuscrits lacérés dans le pillage ; placé au premier rang dans le gouvernement de son pays, il se vit réduit à mendier l’hospitalité, à se faire écrivain pour vivre, à renouveler presque, chez Malespina et Can Grande, le rôle des jongleurs et des troubadours.

Dante ne pouvait pas abdiquer d’un coup les passions de toute sa vie. Son énergie le poussait à combattre, à ne pas se déclarer vaincu dès l’abord. L’amour-propre blessé, la haine comprimée du partisan, le premier déchirement d’une absence forcée, exaltèrent ses facultés. Poète, il ne songea pas que l’art était son vrai, son plus sûr refuge. C’est alors que, dans l’exil, dans l’impuissance, il commença à comprendre tous les vices de l’organisation des municipalités italiennes ; c’est alors qu’il vit que deux grandes choses manquaient dans cette agglomération bâtarde de petites républiques rivales, je veux dire la sécurité de la vie et le progrès des institutions. On le sait, il n’y avait là de garanties que pour les vainqueurs, et les vainqueurs changeaient incessamment.

Dante a comparé quelque part Florence se créant sans cesse d’autres lois, d’autres mœurs, de nouvelles magistratures, au malade qui se retourne sur sa couche sans trouver de repos. Il fit lui-même comme Florence ; il changea de parti avec son parti. En effet, une sorte d’abdication mutuelle eut lieu. Chassés de la ville, les blancs, qui représentaient les traditions populaires, les franchises communales, s’allièrent aux gibelins. Les noirs de leur côté, représentans de l’aristocratie, ne purent garder le gouvernement à Florence qu’en se faisant républicains. — Dante ne dissimule pas la mobilité de son caractère ; il dit au deuxième chant du Paradis :

Mi… che pur di mia natura
Trasmutabile son per tutte guise…

Les liaisons des blancs avec les gibelins initièrent bien vite le poète aux vives passions de ce dernier parti. Les ennuis de « l’escalier d’autrui si dur à gravir, » cette fièvre de regrets que lui donnait la patrie, la haine des noirs, l’inflexible dureté de son caractère, l’aristocratie de son génie, cette supériorité méconnue par ses concitoyens, acceptée par les autres, tout cela lui fit croire au retour possible de l’empire, lui fit évoquer les grandeurs de la monarchie