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agir, qu’on s’y habitue comme à une chose possible, facile, et bientôt on n’a d’autre mesure de ses facultés que la mesure de son ambition. De bonne heure donc, Dante sentit le besoin de se mêler aux affaires du temps, d’y apporter l’activité de son esprit, éveillé jeune aux grandes choses. Chez lui, ce désir était légitime. Au surplus, il ne perdit pas comme poète à cette dure école de la politique, à ce rude et déchirant contact des hommes et des choses, à cet enseignement laborieux des révolutions et de l’exil. Il avait en lui l’idéal, l’expérience lui révéla le réel ; il put de la sorte toucher aux deux pôles de la poésie.

Le rôle politique de Dante a été singulièrement exagéré ; il est très important pour la Divine comédie, il est peu important dans l’histoire. Les biographes d’Alighieri en parlent beaucoup, les historiens le mentionnent à peine.

Dante fut-il guelfe, fut-il gibelin ? grande question.

Il me semble que ce talent hautain, fier, exceptionnel, féodal, si j’osais dire, aristocratique à coup sûr, qui ne devait guère concevoir l’égalité, car il n’avait pas d’égaux de son temps, eût été naturellement entraîné dans le parti gibelin par ses propres tendances, s’il n’avait pas été jeté du côté des guelfes par ses instincts de famille. On a trop dit que Dante fut guelfe par conviction et gibelin par vengeance ; il fut bien plutôt guelfe par hasard, par engagement de naissance, et gibelin par entraînement, par passion. Je suis loin d’en disconvenir d’ailleurs, la dureté démocratique, ces mœurs communales ombrageuses, ces passions politiques toujours en jeu, ce contact avec la foule, ces violences jalouses de l’esprit de corporation, ne furent pas inutiles au développement, à l’excitation de son génie.

Au surplus, les choses s’étaient bien modifiées à l’époque de Dante ; ces noms de gibelins et de guelfes ne représentaient plus la vieille lutte du sacerdoce et de l’empire. Le temps est un grand maître ; il change les hommes, et les noms que les hommes avaient inventés changent avec eux. Sous ces drapeaux, la féodalité d’abord se substitua aux idées impériales, les libertés communales prirent la place du système théocratique. L’hérédité des bénéfices militaires, apportée dans le Nord par la conquête lombarde, trouva un appui dans l’aristocratie des mœurs gibelines, tandis que la papauté se montra favorable à ces vieilles traditions municipales qui, sur un sol voisin de Rome, se rattachaient aux glorieux souvenirs du droit antique.

Au temps d’Alighieri, la lutte n’avait même plus cette grandeur. Ce n’étaient partout que des haines de maison et de famille, des jalousies de cité ; en somme, plus d’idées générales, mais des guerres privées, de mesquines fureurs de factions, un ensemble misérable de petites passions s’étreignant entre elles. Depuis trente années, les guelfes régnaient seuls ; il n’était plus question des gibelins. Mais le pouvoir introduisit la division, une division funeste, dans ces rangs que le malheur avait naguère rendus si compacts, si homogènes. Des tendances contraires s’introduisirent dans le parti guelfe. Arrivé au pouvoir, tiré, pour ainsi dire, à ses deux extrémités par la résistance aristocratique, par le mouvement populaire, ce parti finit par céder