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quelque société savante de province. Quelques recherches intéressantes, beaucoup de textes curieux, d’extraits inconnus, quelques vues nouvelles, viennent cependant racheter l’absence de l’esprit critique, et rendent indispensable à ceux qui s’occupent d’Alighieri cette compilation peu méthodique.

Au surplus, la vie de Dante est si remplie, si variée, si traversée d’évènemens, qu’elle sera toujours d’elle-même pleine d’intérêt, quoi que puissent faire les biographes. Dès le berceau de Dante, on pressent un grand homme : le poète a eu son enfance légendaire, son auréole surnaturelle dès le début. Si l’on en croyait, en effet, la biographie, je dis mal, le roman que Boccace nous a laissé sur Alighieri, un de ses maîtres aurait prédit à Dante la gloire qui l’attendait, un rêve aurait révélé à sa mère, avant qu’il naquît, les grandeurs de sa destinée. Ne rions pas trop de ces mystères, de ces fables, de ces pronostics étranges, dont la foule entoure ainsi le berceau des hommes exceptionnels. C’est un hommage involontaire, naturel, sincère, rendu à l’intervention de la Providence dans les évènemens de ce monde ; c’est la reconnaissance spontanée, pour ainsi dire, de ce qu’il y a de fatal, de divin, dans le rôle des génies supérieurs.

Rien n’est indigne d’attention dans l’histoire d’un esprit éminent, et la jeunesse laborieuse de Dante offre déjà un spectacle curieux à étudier. Il ne faudrait pas s’imaginer qu’elle est tout entière dans les aspirations amoureuses de la Vita Nuova, quoiqu’on puisse cependant deviner dans ce livre les fortes études scholastiques du poète. Dante était en même temps dévoré de l’amour de la science ; il avait été à bonne école : c’est Brunetto Latini (que M. Libri va bientôt restituer à la France par la publication du Trésor), c’est Brunetto qui lui avait appris comment on s’immortalise, come l’uom s’eterna : on sait si Dante a profité de la leçon. Il voulut connaître tout ce qu’on savait de son temps. À un esprit aussi actif il fallait le cercle entier des connaissances humaines.

Il est plusieurs points très intéressans de la jeunesse de Dante que ses biographes, je ne sais pourquoi, n’ont pas touchés ou n’ont pas suffisamment éclaircis : ainsi l’amitié qui, dans sa jeunesse, l’unit à plusieurs artistes éminens de son temps. Et cependant ces liaisons furent-elles sans influence sur le génie du poète ? Au musicien Casella ne put-il pas demander ces harmonieuses douceurs de la langue italienne dont hérita plus tard Pétrarque ; au peintre Giotto, le modèle de ces vierges élancées qui, dans les vieilles œuvres italiennes, se détachent pensives au milieu d’une lumière d’or ; à l’architecte Arnolfo enfin, la hardiesse de ses belles constructions, pour bâtir aussi son édifice, sa sombre tour, maintenant noircie par les années, mais qui domine tout l’art du moyen-âge ?

Dès-lors Dante poursuivait dans l’ombre sa destinée poétique et se familiarisait avec la muse. Il se consolait de Béatrice par la poésie ; il s’en consola bientôt par la politique. L’accès plus facile du pouvoir donne vite l’aiguillon aux jeunes intelligences dans les démocraties, surtout dans les démocraties restreintes. On y assiste de si près à l’œuvre du gouvernement, on le voit si bien