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semées dans un livre dont le Maître des Sentences ne désavouerait pas les divisions scholastiques, le plan puéril et aride : c’est un contraste étrange.

La Vita Nuova est une sorte de récit en prose italienne, où Dante rapporte toutes les circonstances de son amour pour Béatrice, et où il encadre un assez grand nombre des poésies qu’il lui avait adressées. La prose n’est que le commentaire des vers, lesquels sont rangés dans l’ordre chronologique. Le poète rapporte avec une exactitude méticuleuse la date, l’occasion, de ces pièces : tel morceau a été conçu dans la rue, en voyant passer des pèlerins ; tel autre a été fait la nuit, après une vision dans sa chambre ; tel autre enfin a été rapporté comme d’un rêve. On ne peut imaginer avec quel respect de sa pensée Dante analyse, étudie les causes occasionnelles de ses soupirs et de ses élégies d’amour. À part les landes scholastiques qu’il faut traverser, à part ce culte insensé de soi-même que rien ne légitime, mais qui, après cinq cents ans, n’est qu’un trait bizarre de plus dans un caractère si marqué et si en dehors, la lecture de la Vita Nuova est pleine de charme ; on respire, à presque toutes les pages de ce livre naïf, je ne sais quelle mélancolie douce, quel tour naturel et sincèrement passionné qui vous laisse pensif. Il y a des broussailles pédantesques qui obstruent la voie et qui fatiguent ; mais, à côté et comme au détour du buisson, on retrouve les graces discrètes et cette simplicité qui n’interdit pas la science amère de la vie.

D’abord ce sont des allusions voilées, une timidité juvénile, jusqu’à ce que l’enthousiasme ait enhardi cette nature respectueuse, et ait, pour ainsi dire, transfiguré Béatrice en un ange consacré, pur, inaccessible. Quant aux cadres de composition, ils sont sans recherche : un regard, un souvenir, une joie, une douleur, un pressentiment, le récit d’un songe, la moindre circonstance de la vie ordinaire poétisée et transformée par la passion, la solitude cherchée après l’enivrement d’une rencontre, un nom aimé jeté, à travers soixante noms indifférens, à une place préférée, pour qu’il ne soit pas deviné du vulgaire, telles sont les données habituelles du poète.

Quand on songe que ce tableau tracé d’une main si émue et que la passion fait trembler encore n’a été écrit que dix-huit ans plus tard, alors que Béatrice était morte, on comprend qu’il soit devenu un grand poète, celui qui était capable d’une exaltation si soutenue, celui qui savait idéaliser à jamais son premier rêve, et ne pas laisser, sous le morcellement successif et infaillible des années, s’effacer un sentiment de l’enfance ; car, selon le mot de Byron dans son beau poème de la Prophétie de Dante, le poète « avait aimé avant de connaître le nom de l’amour ; » et, comme dit admirablement un des vieux biographes de Dante, trop peu cité, dès qu’il eut vu Béatrice, cette enfant pénétra dans son cœur pour ne s’en retirer qu’avec la mort, et les années ne firent qu’ajouter à cette passion, multiplicatæ sunt amorosæ flammæ.

Mais ce qui me frappe surtout dans la Vita Nuova, ce qui en relève hautement la moralité, ce qui corrige et rachète la mollesse un peu énervée de ces sentimens amoureux, c’est Béatrice devenant peu à peu l’idéal du vrai, du