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REVUE LITTÉRAIRE.

phie du poète. Et si d’ordinaire les écrits sont un miroir qui ne montre l’auteur qu’en beau ou quelquefois en laid, comment se fier à un témoignage si suspect et si souvent invoqué ?

La difficulté tombe au moins pour Dante, si peu qu’on y réfléchisse. Ce n’est en effet que dans les époques de raffinement, de civilisation avancée, comme la nôtre, que l’art, la facture, la manière, se substituent fatalement à la spontanéité naïve et individuelle. Il n’en pouvait pas être ainsi au moyen-âge ; l’art y étant informe, la culture bornée, on n’exprimait guère que des sentimens vraiment éprouvés. L’art y procédait de la foi et ne s’en séparait pas. L’œuvre de Dante a particulièrement ce caractère sincère, véridique, et on peut sans crainte chercher les détails de la vie du poète dans ses livres, et reconstruire cette vaste existence avec les renseignemens qu’il a lui-même donnés.

Il y a trois grands côtés dans la biographie de Dante, comme il y a trois grands côtés dans ses écrits ; son œuvre littéraire a aussi la même et forte unité que sa vie. Tous ses ouvrages en effet se rapportent à une seule pensée, convergent à un seul but, et, avec des diversités de surface, se trouvent être de la même nature. Ce ne sont guère que des développemens, des appendices, des pièces justificatives de la Divine Comédie. Or la Divine Comédie peut être considérée sous trois aspects différens, la poésie, la politique, la philosophie. Il y a en effet trois hommes chez Dante, un poète, un citoyen, un penseur.

C’est la Vita Nuova qui d’abord explique le poète et le fait seule comprendre.

M. Delécluze vient précisément de rendre un notable service aux lettres italiennes en traduisant pour la première fois dans notre langue, et sans se laisser duper par une admiration banale, la Vie nouvelle[1] de Dante. La tâche n’était pas facile ; ce passage continuel des vers à la prose, ces délicatesses nuancées de l’amour, ce tour rêveur et subtil, ces aridités scholastiques, tant de poésie naïve, de grace sans fard, d’images éclatantes, tant de raffinement sentimental à côté de passions si spontanées, tout cela a été surmonté par M. Delécluze le plus souvent avec habileté, quoi qu’il dise dans sa préface, et quelquefois avec bonheur.

Rien n’est plus étrange que ces confessions d’Alighieri sur ses enfantines amours. Ce n’est point un retour calme vers la vie passée, l’océan regardé de loin et vu du port ; ce n’est pas plus Augustin racontant ses erreurs et son repentir comme un sublime exemple au monde chrétien, que Rousseau exalté par la folie morose de l’orgueil et dévoilant à l’avenir, sans honte, sans regret, revêtues des formes magnifiques de son style, toutes les abjectes nudités de son ame. Qu’on se figure des mémoires d’amour sous la plus bizarre de toutes les formes, sous la forme de scholies ; qu’on se figure des pages de Werther

  1. Bibliothèque Charpentier.