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les autres gibelin, et l’on ne sait auquel entendre. Les moindres particularités de sa vie fournissent aux pédans des sujets de dissertation, et l’on en est maintenant à discuter s’il savait le grec ou non. C’est surtout en Italie que ce règne de Dante est sensible, et, il faut le dire, un peu fatigant. Poussée à ce point, la critique devient une affaire de rhéteur, de scholiaste, un métier sans inspiration, une véritable œuvre de byzantin. J’entends vanter partout l’école dantesque qui s’est formée au-delà des Alpes et qui doit régénérer la littérature italienne : rien de mieux ; mais, le jour où l’influence de Dante y sera sérieuse, on cessera d’annoter ses œuvres, on suivra sa trace.

Les publications relatives à l’auteur de la Divine Comédie se sont encore accumulées depuis deux ou trois ans ; il a paru, notamment en France et en Italie ; de véritables ouvrages sur la vie et les écrits du poète florentin. Serait-il convenable de les passer sous silence ? Les restrictions, on se l’imagine, y tiennent peu de place, et l’enthousiasme déborde. M. Balbo met Dante au-dessus de tous les poètes, sans exception ; M. Ozanam le place tout à côté de saint Thomas comme philosophe ; enfin M. Artaud ne quitte presque pas un instant le ton dithyrambique, et propose sérieusement, tout comme au temps de Boccace, de créer à Paris une chaire spéciale pour l’explication de la Divine Comédie ; je crois même que Dante est recommandé en note à M. de Ravignan et à M. Lacordaire pour leurs sermons. C’est la panacée universelle. Disons quelques mots de tout cela, et tâchons de rétablir la vraie mesure.

Et d’abord, au premier rang de ces publications nouvelles, il faut placer l’estimable Vita di Dante[1], imprimée récemment à Turin par l’un des érudits les plus recommandables des états sardes, qui tient une place éminente dans l’administration de son pays, M. le comte Balbo. Ce livre a paru un peu avant l’Histoire de Dante Alighieri[2], donnée à Paris il y a quelques semaines par M. Artaud de Montor. M. Balbo a au moins l’avantage chronologique, nous verrons tout à l’heure s’il a l’avantage littéraire.

Ce serait assurément un grand et utile monument qu’une belle et définitive histoire de Dante ; la tâche vaut qu’on s’y dévoue. Sans doute il y a de sérieux inconvéniens à voir un siècle par une biographie, à juger une société par un homme ; on ramène tout forcément à son héros, on tire à soi, on exagère l’importance individuelle, on sacrifie tous à un seul, et le point de vue se trouve ainsi faussé. C’est là un danger grave et qu’il est bien difficile d’éviter. Il y a encore une objection qui n’est pas sans valeur. Chacun sait, et nous l’avons tous un peu appris par expérience, qu’il ne faut pas trop se fier aux écrits des hommes célèbres pour juger leur caractère et leur personne. Quelques-uns (et ce sont les privilégiés) valent mieux que leurs livres ; d’autres, le grand nombre, valent moins. Or, il se trouve qu’à cette distance de cinq siècles, c’est surtout par les écrits mêmes de Dante, bien plus que par les témoignages insuffisans et tronqués des contemporains, qu’il est possible de reconstruire la biogra-

  1. Deux vol. in-8o, chez Stassin et Xavier, rue du Coq, 9.
  2. Un fort vol. in-8o, chez Adrien Leclère, rue Cassette, 29.