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mon compagnon de voyage et moi, dans deux chambres voisines l’une de l’autre et parfaitement meublées, ainsi que l’était toute la maison. Sans perdre de temps, nous procédâmes à l’ajustement de nos personnes. Après nous être adonisés chacun de notre côté, nous nous rejoignîmes en entendant la cloche du dîner. Maléchard, dont l’air préoccupé m’avait frappé à plusieurs reprises pendant le voyage, me parut en ce moment pensif ; ou plutôt soucieux.

— Qu’avez-vous ? lui dis-je en riant ; est-ce le départ de lady Rothsay ou celui de la comtesse Czarniwienska qui jette un nuage sur votre front ?

— Je suis fatigué, répondit-il en prenant un air d’insouciance ; votre briska est fort bien conditionné, comme vous l’aviez dit, mais après quatre jours de voyage il n’est plus de voiture supportable. Si c’était possible, au lieu de montrer à table ma dolente figure, j’irais tout prosaïquement me mettre au lit.

Au salon, à part les maîtres du logis, il ne se trouva que deux convives d’un âge mûr, Helvétiens de la tête aux pieds. Sans accorder une grande attention à ces indigènes, nous nous avançâmes vers la femme de notre hôte, en déployant à l’envi nos graces françaises.

Ainsi qu’il arrive souvent en ménage, Mme Richomme offrait un contraste frappant avec son mari ; lorsqu’elle lui donnait le bras, il semblait voir une chevrette attelée avec un buffle. Petite, maigre, délicate, l’air fin et résolu, le regard vif et pénétrant, laide au total, mais non désagréable, l’esprit chez elle compensait les défectuosités de la matière. Cette frêle créature nous laissa approcher sans faire le moindre mouvement à notre rencontre, et, loin de s’épanouir, sa figure prit graduellement une expression sérieuse qui me surprit au point de m’enlever une partie de mon assurance. Toutefois, il me fut facile de m’apercevoir que je n’avais pas la plus lourde part dans cet accueil inhospitalier. Après avoir glissé sur moi avec une sorte de distraction hautaine, l’œil brun de Mme Richomme s’arrêta sur mon compagnon d’un air si glacial, qu’à la place de ce dernier j’eusse perdu contenance. Soit qu’il s’attendît à cette réception, soit qu’il fût doué d’un de ces caractères bien trempés que rien ne déconcerte, Maléchard supporta héroïquement ce témoignage muet, mais non équivoque, du déplaisir causé par notre visite.

— Madame, dit-il en essayant de fléchir par un humble sourire le regard sévère fixé sur lui. M. Duranton m’a affirmé qu’en venant vous demander l’hospitalité pour quelques jours, nous ne vous pa-