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vain assez renommé, se fâcher et le gourmander parce qu’il lisait les « vieilles et obscures extravagances » d’Alighieri.

Si jamais réaction a été légitime, c’est donc celle qui s’est récemment accomplie au profit de Dante. Le XVIIIe siècle avait la haine du moyen-âge ; nous, au contraire, dans la situation un peu confuse et indifférente que nous ont faite les évènemens, nous remontons sans haine à l’étude de cette époque transitoire ; nous nous éprenons même d’admiration pour des idées que nous n’avons plus, pour des dévouemens qui seraient au-dessus de nos forces. Triste privilége que celui des âges critiques ! triste bienfait peut-être que cette impartialité devenue facile par la même aptitude successive à tous les systèmes, par le manque commun de but et de désir ! Au moins profitons de nos avantages, et maintenons les priviléges du bon sens : toute idolâtrie est dangereuse.

Je commence par le proclamer, dans le notable retour qui, dès les premières années de la restauration, s’est manifesté vers les études historiques, et qui se continue avec persévérance, avec éclat, Dante devait avoir sa part : Dante n’est pas pour rien le représentant poétique du moyen-âge. Placé, si j’ose dire, comme au carrefour de cette étrange époque, toutes les routes mènent à lui, et sans cesse on le retrouve à l’horizon. En philosophie, il complète saint Thomas ; en histoire, il est le commentaire vivant, animé, de Villani ; le secret de la vie religieuse, des tristesses, des terreurs de l’époque, est dans son poème. C’est un homme complet à la manière des écrivains de l’antiquité ; il tient la plume d’une main, l’épée de l’autre ; il est savant, il est diplomate, il est grand poète. Son œuvre est un des vastes monumens de l’esprit humain ; sa vie est un combat : rien n’y manque, les larmes, la faim, l’exil, l’amour, la gloire, les faiblesses.

Dante a donc une importance capitale que je suis loin de contester ; mais, depuis quelques années, on le cite, on le nomme, on le fait intervenir à tout propos, on le loue sans restriction (ce n’est pas une raison pour qu’on le lise davantage). À cinq siècles de distance, il semble pourtant que la critique pourrait se dégager des admirations voulues et factices : point ; on l’a pris pour la Divine Comédie sur le ton du lyrisme, et il n’y a pas de passage obscur qui n’ait, à l’aide du mythe et du symbole, des panégyristes frénétiques ; on préfère aux splendeurs de la vraie et sublime poésie dantesque la métaphysique quintessenciée et les vagues subtilités de certaines pages du Paradis.

Sans doute, les ultras sont moins dangereux en littérature qu’en politique ; en politique, ils perdent les gouvernemens qu’ils flattent ; en littérature, ils ne font que compromettre un moment les écrivains qu’ils exaltent, et qui, après tout, sont toujours sûrs de retrouver leur vrai niveau. Mais pourquoi ces exagérations ? Pourquoi la vogue ose-t-elle toucher à l’austère génie de Dante ? Soyons justes : l’œuvre d’Alighieri ressemble à ces immenses cathédrales du moyen-âge que j’admire beaucoup, autant que personne, mais qui en définitive sont le produit d’un temps à demi barbare, et où toutes les hardiesses élancées de l’architecture, où les fines ciselures et les délicatesses des sculp-