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En est-il ainsi pour Dante ? Ces deux poètes dont nous parlions se montrent en lui à un haut degré, l’un impérissable, permanent, pour ainsi dire ; l’autre qui a sa date ineffaçable, et qui est tout entier de son époque. Est-ce à de secrètes sympathies pour le poète du XIVe siècle, est-ce par conséquent à la similitude des temps, à l’analogie des sentimens exprimés, qu’il faut surtout attribuer l’accueil de plus en plus sympathique qu’on fait de toutes parts aux moindres œuvres d’Alighieri, enfin l’espèce de renaissance dantesque qui s’est traduite depuis vingt ans en Europe par tant d’éditions, de travaux, de commentaires, et qui forme à elle seule toute une petite littérature admirative ? On le supposerait, à ne croire que cette poétique phrase de M. de Lamartine dans son discours de réception à l’Académie, phrase devenue célèbre, et qui a servi depuis d’épigraphe et comme d’enseigne à bien des apologies : « Dante, dit l’auteur des Méditations, semble le poète de notre époque, car chaque époque adopte et rajeunit tour à tour quelqu’un de ces génies immortels qui sont toujours aussi des hommes de circonstance ; elle s’y réfléchit elle-même, elle y retrouve sa propre image, et trahit ainsi sa nature par ses prédilections. » Tout compétent que puisse être M. de Lamartine pour parler des grands poètes, j’avoue qu’il m’est impossible d’attribuer à une pareille cause le retour si marqué de notre époque vers la Divine Comédie, et, il faut le dire, cette espèce de caprice, de mode, qui s’est emparée de Dante, cet engouement, ce culte exagéré, et presque ce fétichisme qu’affectent à tout propos quelques-uns de ses compromettans admirateurs.

C’est par la partie éternelle de son poème que Dante a vécu, qu’il doit vivre ; autrement, quoi qu’on en puisse dire, les érudits seuls sauraient son nom, car le côté contemporain de son œuvre était essentiellement transitoire et est devenu exclusivement historique. C’est un point qu’il faut abandonner sans crainte, et qui n’implique nullement le mépris du grand génie de Dante : rien n’est plus maladroit que les apothéoses déplacées.

Qu’est-ce en effet que ces analogies factices qu’on montre comme nécessaires entre notre temps et la Divine Comédie ? Qu’ont nos sentimens de pareil à ceux du vieil Alighieri ? C’est demander ce que le moyen-âge a de commun avec nous ; c’est demander ce qu’après la réforme et la philosophie du dernier siècle, notre scepticisme indifférent peut faire de la foi soumise, visionnaire et mystique, d’un Italien d’il y a cinq cents ans ; c’est demander ce qu’après le laborieux avènement de la démocratie moderne il peut se trouver de sympathies entre les passions politiques de notre époque et un sectaire de la faction des blancs, devenu plus tard l’utopiste de je ne sais quelle rénovation impériale imitée de Charlemagne ; c’est demander enfin si, en philosophie, après Descartes et Leibnitz, il faut retourner à la scholastique de saint Thomas amendée par des rimes de poète.

Assurément le culte de la Divine Comédie est exagéré quand il mène là. C’est que, quoi qu’on en puisse dire, nous devons admirer Dante en critiques plutôt encore qu’en lecteurs. Sans doute il y a sympathie en nous pour ce passé, mais nous sentons bien que c’est du passé. Soyons francs : la fibre érudite est