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et que ses larmes coulent par torrens, et qu’elle meurt sans ouvrir les lèvres, n’est-ce pas l’ame du Levant transportée, égarée dans une autre contrée, ou plutôt la poésie de l’Asie elle-même, qui, au moment de fleurir, déracinée de son sol, soustraite à son soleil, vient mourir sur le cœur du poète ?

Si l’influence asiatique est visible dans les ouvrages de Goethe, elle devient une sorte de servitude dans quelques autres. Il est évident que Goerres, dans son Tableau des Religions[1], s’est formé sur le modèle des philosophes du Gange bien plus que sur les écoles grecques ou romaines. Son ouvrage est une sorte de Pouranas occidental. Tel autre écrivain, Rückert, ne se contente pas d’imiter la pensée de l’Orient ; il la reproduit dans le rhythme asiatique, de même qu’au XVIe siècle, on imitait dans notre langue les mètres d’Horace ou de Pindare. Comment retracer l’impression de ces dialogues des perles et des pierreries au bord de l’océan, ou du soleil et de la rose, ou du murmure des fleurs cueillies dans Ispahan ? Il suffit de dire que cette poésie persane, devenue populaire au bord du Rhin, émeut le cœur de l’Allemand, comme par le souvenir d’une seconde patrie.

De ce qui précède, il résulte que le trait particulier de l’influence du génie oriental sur le génie allemand est l’harmonie tranquille et continue de l’un et de l’autre. L’art, pour les associer, n’a besoin que de les rapprocher. Ces deux génies s’appellent aux deux extrémités du temps. L’Himalaya a son écho dans les Alpes ; et si la civilisation gallo-romaine semblait se retrouver au XVIe siècle dans les monumens de l’antiquité classique, de même le génie germanique semble aujourd’hui se compléter, se confirmer par ceux de la Perse et de l’Inde. Cette alliance naturelle explique même une des plus grandes énigmes de notre temps ; car, si l’on demande pourquoi l’Allemagne de nos jours a seule évité ce que l’on a appelé la littérature du désespoir, pourquoi elle n’a pas répété à son tour la plainte que l’Occident a fait entendre par la bouche de Byron, pourquoi des figures aussi calmes que celles de Herder, de Goethe, ont paru chez elle au milieu de la tourmente du siècle, dira-t-on qu’elle seule est sur les roses et l’Europe sur les charbons ardens ? Croit-on qu’elle n’aurait pas aussi d’étonnantes plaintes à faire entendre si elle ouvrait la bouche ? Ne se sent-elle pas désabusée, menacée, ébranlée comme les autres ? Assurément. La vraie différence à cet égard vient de ce que le scepticisme allemand a un tout autre caractère que celui du reste de

  1. Mythengeschichte der Asiatischen welt. 1810.