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une entrave pour lui ; elle contribua au contraire à donner de la sûreté et de la solidité à son talent, dans une époque de relâchement et de décadence. Que l’on consulte en effet ses fresques de la Chartreuse de Milan. Comme Lesueur, Daniel de Crespi a retracé sur les murailles du cloître l’histoire de saint Bruno, fondateur de l’ordre. Il y aurait une comparaison fort intéressante et fort curieuse pour l’histoire de l’art à faire entre cette double suite de compositions simples, énergiques, et surtout consciencieuses. Daniel de Crespi l’emporterait sans doute par la science du clair-obscur et la magie de l’effet, Lesueur par la grandeur de la pensée, la noblesse de l’ordonnance, le calme de l’ensemble. Le chef-d’œuvre de Lesueur, c’est la Mort de saint Bruno ; le chef-d’œuvre de Daniel de Crespi, c’est la Résurrection du docteur Raymond, chanoine de Paris. La terreur, déjà poussée si loin dans le tableau de Lesueur, est portée à son comble dans la composition de Daniel de Crespi. Nous devons ajouter qu’on ne trouve cependant pas dans le tableau de ce dernier une seule figure qui, pour la profondeur de la pensée, puisse être comparée au saint Bruno de Lesueur joignant les mains et les yeux fixés sur l’effrayant visage du damné. On y lit une révolution intérieure, une conversion. En revanche, Daniel de Crespi a su tirer un merveilleux parti de l’entente du clair-obscur, que Lesueur néglige souvent. On a trouvé également une singulière analogie[1] entre la manière de Daniel de Crespi et celle de Murillo, mais sous le seul rapport de l’exécution matérielle. Ses lumières sont empâtées avec la même puissance que chez le peintre espagnol ; les ombres seules sont moins transparentes et trahissent plus d’indécision dans la brosse ; l’ensemble est moins doré.

La galerie de Turin compte au nombre de ses plus beaux ornemens plusieurs tableaux de Paul Véronèse. Le morceau capital de ce peintre à la Reale Galeria est une grande composition dans le genre des noces de Cana, de la Samaritaine ou du repas chez Simon le lépreux. On retrouve dans cette page immense toute la vivacité de sa brillante imagination, toute la splendeur de son coloris, toute la magnificence de ses ajustemens et de ses décorations. Ses personnages y portent la tête avec cette majesté quelque peu dédaigneuse qu’aimait à leur donner ce peintre de l’aristocratie vénitienne ; ses

  1. L’analogie est si grande, que quelques connaisseurs, jugeant un peu superficiellement, M. Valery entre autres, ont attribué à Murillo ce tableau de Daniel de Crespi.