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REVUE LITTÉRAIRE.

de la vie, profanés par les bouches les plus grossières, des débris du langage divin qu’ils parlent ou plutôt qu’ils laissent parler en eux avec tant de tremblement et de bonheur inquiet !

Cependant la cause de la saine littérature n’est pas à jamais perdue ; ceux même qui l’ont compromise peuvent encore la sauver. La génération d’écrivains qui a fait un si grand abus de ses richesses est toujours jeune par son âge, en dépit de tous ses efforts pour attirer sur elle une vieillesse prématurée. Parmi ceux qui firent le plus de bruit il y a dix ans, en lâchant tout à coup au milieu des débats de la polémique littéraire l’essaim turbulent de leurs pensées ; parmi ceux qui excitèrent autour d’eux le plus de surprises et provoquèrent la plus grande attente, combien à présent consument leurs forces dans des entreprises obscures et sans valeur ! Il en est un surtout dont le talent avait assez de mirages pour éblouir à la fois les yeux de la foule de tous les côtés ; qui, du fond des vieilles chroniques, des annales du Bas-Empire, des mémoires libertins de la régence, évoquait mille ombres vivantes qu’il amenait, sérieuses ou caustiques, gracieuses ou terribles, sanglantes ou parées, derrière la rampe du théâtre. Quel usage celui-là fait-il des trésors de son imagination et de sa verve ? Il les répand à pleines mains, avec une indifférence superbe pour les lieux où ils tombent. L’autre jour, on jouait un de ses drames sur un théâtre auquel j’aurais préféré la grange des hôtelleries de Cervantes. Si la pensée était une manne céleste qui pût tomber partout, même dans la fange, sans rien perdre de sa divine saveur, peu nous importerait la scène que se choisiraient les poètes ; mais il n’en est pas ainsi. L’intelligence s’altère au contact de tout ce qui est abrupte et fangeux. Eh bien ! pourtant, malgré l’épuisement qui a dû suivre tant de prodigalités dédaigneuses, celui dont je parle, et bien d’autres avec lui, pourraient encore trouver assez de ressources dans leur esprit pour nous récréer comme autrefois par des drames merveilleux et des récits enchantés. Pendant que maître Wolframb était livré à la mélancolie, et que maître Henri d’Ofterdingen était tourmenté par le démon, les chanteurs sans talent accouraient en foule à la cour du landgrave de Thuringe ; mais, quand les voix des deux grands musiciens se firent entendre de nouveau dans tout leur éclat et dans toute leur pureté, tous les maîtres subalternes furent réduits à se taire et à retourner au petit pas de leurs mules dans les provinces obscures d’où ils étaient sortis. Que les hommes qui ont vraiment le droit d’occuper le public recouvrent la vigueur de leur talent par une vie littéraire forte et saine, et l’on verra disparaître tous ceux que la médiocrité a fait naître et fait seule subsister.

Il y a onze ou douze ans, c’était pour des intérêts moins sérieux que la critique avait à combattre ; il s’agissait de savoir quelle serait l’issue d’une lutte que le chef de la nouvelle école appelait lui-même dans une de ses préfaces le duel ridicule des romantiques et des classiques. Maintenant ce n’est plus seulement l’art qui est compromis, c’est en quelque sorte la dignité