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du roman. Pourtant, qu’un père de famille, rempli de préjugés, si l’on veut, mais enfin rempli de préjugés honnêtes, puisse lui défendre son foyer sans se condamner à ne plus rien savoir de tout ce qui se passe au dehors ! Que la Chambrière et la Vieille Fille ne pénètrent pas de force chez lui avec la liste des jurés et le résultat des élections !

Enfin, ce n’est pas seulement l’art qui se perd, ce sont les mœurs littéraires elles-mêmes qui sont altérées chaque jour par les habitudes vénales et légères qu’engendrent ce trafic d’intelligence et ce gaspillage de pensées. Autrefois, dans ce fangeux XVIe siècle qu’on ne peut jamais nommer sans rêver périls et entreprises, quand on se sentait le cœur hardi et l’esprit audacieux, on suspendait à son côté une rapière pour aller chercher fortune. Maintenant, pour les coureurs d’aventures, c’est la plume qui remplace l’épée. Mais, si l’activité qui s’exerce dans le monde matériel sur des théâtres périlleux, comme celle des soldats ou des gens de mer, est plus dangereuse pour le corps que l’activité qu’on déploie dans le monde moral, je crois qu’elle est meilleure gardienne des forces de l’intelligence et surtout de la dignité du cœur. Après avoir eu le bras mutilé à Lépante, après avoir passé nombre d’années sur les galères ; enfin, après avoir fait de son corps, en l’exposant à tous les nobles périls de la guerre, un vêtement glorieux, mais délabré, pour sa pensée immortelle, le vieux Cervantes avait, je crois, plus de jeunesse et de fraîcheur sous son front basané que tel aventurier littéraire de notre temps qui n’est jamais sorti de l’atmosphère malsaine où naissent les filles de son imagination. Il faut se souvenir que le royaume de la fantaisie est borné pour chaque homme à l’étroit espace que les parois de son crâne peuvent contenir : quand on se fatigue à le parcourir dans des excursions désordonnées, on devient semblable au Fantasia de M. de Musset, qui se plaint de ce que les détours de son cerveau lui sont plus connus que les carrefours et les rues de la maudite ville qu’il habite. Un artiste doit donc voyager à petites journées dans le monde de son imagination, en faisant des haltes prudentes pour ne pas l’avoir trop rapidement parcouru ; car, une fois qu’il en est venu à ne plus rien rencontrer qui ne lui cause de la lassitude ou du dégoût, il ne peut se livrer qu’à une exploitation mercantile de son intelligence, et c’est alors qu’après avoir perdu la fraîcheur de ses sentimens, il perd aussi leur dignité. Au lieu de se trahir par la rareté des productions, son impuissance se manifeste au contraire par une incroyable abondance d’œuvres diffuses et négligées. Du moment qu’on ne se propose plus d’autre but qu’un gain journalier et quelques éloges éphémères, comment pourrait-on s’isoler dans un rêve et suspendre son existence à une pensée unique ? Quand Jean-Jacques composait sa Nouvelle Héloïse, il aurait chassé toutes les ombres qui seraient venues se mettre sous les allées de la Chevrette, devant les fantômes de sa Claire ou de sa Julie. Un seul roman suffisait pour occuper toutes les facultés aimantes et toutes les forces créatrices de cette ame si puissante. À présent nos romanciers en publient deux ou trois en même temps. Ils ont une nouvelle commencée dans un journal, une nouvelle à