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mœurs dans une œuvre d’art. Les écrivains du monde sont souvent au contraire ceux qui s’entendent le plus mal à peindre ce qu’ils ont sans cesse sous les yeux. Les uns croient qu’il faut conserver soigneusement dans le style toutes les négligences de la conversation ; les autres s’imaginent qu’il ne saurait y avoir, pour traduire la pensée écrite, des expressions trop recherchées et trop pompeuses. Mme Ancelot appartient en littérature à cette dernière école. Mais, si elle affectionne les tours les plus ambitieux du langage, elle dédaigne souvent les humbles règles de la grammaire. Quant à la disposition même des scènes, je m’empresse de le reconnaître, elle n’est pas plus théâtrale dans ce roman que dans toutes les œuvres où l’on a voulu peindre le monde, que dans Mathilde par exemple. C’est la même exagération d’effets dramatiques ; au milieu d’une soirée, un homme à la voix mâle et éloquente provoque tout à coup entre lui et ceux qui l’ont attaqué dans ses affections les plus chères une explication décisive ; ou bien, à la fin d’un bal, une femme élégante et parée raconte d’un ton élégiaque les souffrances de sa vie intime en forçant tous ceux qui l’écoutent à respecter ses nobles malheurs. Il y a dans Émerance un M. de Vergennes qui n’aurait eu rien à envier au prince d’Héricourt de Mathilde. La scène où la baronne de Valincourt raconte les douleurs qu’elle a subies pendant vingt ans de mariage aurait aussi bien pu se passer dans l’hôtel de Mme de Richeville que dans celui de Mme de Savigny.

Nous avons trouvé pourtant dans Mme Ancelot une innovation dont elle peut réclamer entièrement l’honneur. L’auteur d’Émerance a imaginé de faire paraître comme comparses, sur le théâtre où jouent ses acteurs, des personnages de la vie réelle conservant leurs véritables noms. M. Guizot avait déjà posé dans Gabrielle ; aujourd’hui nous avons la princesse Czartoriska, M. Martinez de la Rosa, et bien d’autres encore qu’on a pu maintes fois rencontrer. C’est une manière ingénieuse de dire des choses aimables aux personnes de sa société ; on donne un souvenir à chacune d’elles. Maintenant on s’acquittera de ses devoirs de politesse par cartes de visite, par lettres et par romans.

Mais c’est nous occuper trop long-temps d’une œuvre qui n’appartient pas plus à l’art véritable que les proverbes qu’on peut jouer l’été sur un théâtre de château. Revenons aux écrivains purement littéraires. Hélas ! il y a pour ceux-là, dans la vie du journalisme, un dissolvant aussi dangereux que celui qui existe dans la vie du monde. Il s’exerce une double action également funeste du public sur les écrivains, et des écrivains sur le public. Chez les écrivains, c’est une sorte d’excitation fébrile qui fait éclore la pensée avant le temps, mais la fait éclore incomplète et chétive ; chez le public, c’est un besoin toujours plus impérieux d’une nourriture forcément malsaine. Autrefois on ne donnait guère aux exigences de l’imagination que quelques heures de la soirée employées à lire un roman nouveau ou à voir jouer une pièce en vogue. À présent, c’est chaque matin que le monde imaginaire fait irruption dans la vie réelle. Nous ne sommes pas de ceux qui s’exagèrent la funeste influence