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pour nous, avec les peintures de Boucher et de Greuze, le plus gracieux côté de cette époque. Mais il est un écueil bien facile à pressentir pour les talens qui côtoient ainsi, d’une façon prudente et avisée, les réalités de la vie : c’est la vulgarité, cette vulgarité dont les poètes ont tant d’effroi, que, pour fuir les bords où on la rencontre, ils s’enfoncent souvent dans les profondeurs les plus nébuleuses d’un océan inconnu. M. de Bernard n’avait qu’un moyen de l’éviter : c’était de produire avec sobriété et mesure, en se tenant le plus possible dans la voie qu’il s’était ouverte par ses premiers ouvrages. Si quelqu’un devait rester à l’écart du mouvement du journalisme, c’était lui. Quand un roman appartient déjà à la vie réelle par le sujet, s’il s’y rattache encore par le style, c’est-à-dire si le dialogue garde toute l’incorrection et toutes les redondances de la conversation ordinaire, il reste peu de place à l’art ; le dernier livre de M. de Bernard nous le prouve. Presque toutes les productions qu’il a réunies sous un même titre : l’Écueil, ont paru, à différentes époques, dans des feuilles périodiques. Il y a toujours, chez M. de Bernard, des aperçus pleins de finesse ; mais, au lieu de les relever, comme il le faisait jadis, par un tour recherché, quelquefois même un peu prétentieux dans l’expression, il les rend avec les mots qui se présentent. Ce n’est pas le ton animé d’une causerie, car dans la causerie il y a des interlocuteurs qui provoquent aux saillies ; c’est plutôt le ton familier d’une correspondance. On dirait une plume qui a peut-être écrit déjà vingt longues épîtres, et dont la rapidité s’est accrue au fur et à mesure qu’elle était moins sévèrement guidée par la réflexion. L’auteur du Nœud gordien et de Gerfaut savait quelquefois donner à ses œuvres un cachet particulier par une discrétion que recommande bien vainement la critique à la plupart des écrivains de nos jours. Je me souviens d’un de ses contes dont le dénouement est un modèle de cet ingénieux procédé qui consiste à laisser au lecteur le soin de compléter une action habilement inachevée. Comment faire agir ces ressources de l’art qui demandent tant de soin et d’attention, quand chaque heure employée à réfléchir doit diminuer une mesure de temps qu’il n’est pas possible d’augmenter ? Si un poète dramatique était obligé de travailler derrière un rideau près de se lever sur chacune des scènes de son œuvre au moment où il la termine, comment pourrait-il s’occuper des finesses du dialogue et de ces mille convenances théâtrales qui font souvent tout le succès d’une pièce ? Nos romanciers se sont mis dans cette position bizarre : s’il y a quelque chaleur dans ces écrits qu’ils livrent fragment par fragment, les cris d’impatience du public peuvent pénétrer jusque dans la retraite où ils travaillent ; si leur verve est glacée, le bruit des bâillemens de l’auditoire peut venir les troubler dans leurs efforts. Un état d’exaltation dangereuse ou de découragement funeste, voilà tout ce que peut amener, pour eux, ce contact perpétuel avec leurs juges de chaque jour.

Parmi les fantômes des mois écoulés que nous évoquons tour à tour, en voici deux, et deux des plus aimables sans nul doute, qui d’abord n’avaient pas attiré nos regards. La Petite Reine et Madame de Rieux sont, je crois,