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per. Pourtant la passion désordonnée qu’Ursule allume en lui jette par instans sur ses traits, effacés à dessein, de vives et saisissantes clartés. La rage impuissante qu’inspire une femme dont les baisers de la veille ne vous garantissent pas du bonheur pour le lendemain, le supplice que renouvellent à chaque instant des espérances toujours déçues sans être jamais lassées, sont rendus avec une impétuosité entraînante et une prodigieuse énergie. Mais ce qu’on ne saurait trop louer dans le roman de M. Sue, c’est tout ce qui regarde le mari et la belle-mère d’Ursule. Rien de plus vrai et de mieux senti que l’affection sans bornes de Sécherin pour la femme qui fait servir, avec une complaisance si intéressée, mais si douce, tous les trésors de son éducation mondaine aux vulgaires jouissances d’un époux au-dessous d’elle, au bonheur presque ridicule d’un intérieur bourgeois. Quand la mère de Sécherin a forcé son fils à se séparer de sa femme, en lui dévoilant toutes les iniquités qu’avait cachées sa maison, rien n’est d’une beauté plus poignante et plus réelle que la peinture du ressentiment sombre et mal contenu qu’il conserve au fond de son cœur pour celle dont l’inflexible austérité l’a privé de la seule joie de sa vie. Il y a aussi dans Mathilde une scène où sont abordées les grandes émotions du cœur, celle où M. Eugène Sue nous représente en face l’un de l’autre, dans une attitude presque menaçante, la mère vertueuse et rigide qui s’irrite d’être impuissante à faire oublier à son fils une femme coupable, et le fils qui compare intérieurement, avec des regrets pleins de fiel, la fraîche et joyeuse compagne qui égayait son foyer à la compagne morose et chagrine de sa destinée brisée.

Tous ces différens caractères, toutes ces situations d’ame variées et changeantes, enfin tout ce qui constitue la partie morale de Mathilde, révèle certainement chez M. Sue, ou plutôt continue à nous montrer un vrai talent d’observation et une façon profonde de sentir. D’ailleurs, on doit l’avouer, ce qui tient à la psychologie a toujours pour le lecteur, en dépit de lui-même, un charme d’un ordre tout particulier. Les livres où l’on trouve une peinture minutieuse des passions font sur nous la même impression que les traités de médecine ; on suspend à chaque instant sa lecture pour s’assurer qu’on n’a aucune des maladies qu’on voit décrites. Ce genre d’intérêt plein d’émotions intimes n’est pas le seul que présente le roman de Mathilde ; on peut encore en signaler dans ce livre un nouveau, peut-être le plus piquant de tous, celui qu’offre une étude louable et souvent heureuse des mœurs du monde élégant.

On prétend que certains traits des personnages de M. Sue ont prêté à des applications malignes. C’est un grand honneur pour le roman et un grand ennui pour le romancier, mais c’est un honneur et un ennui qui ne sont pas nouveaux. Mme de Genlis, qui, malgré le ton un peu rogue de son style et la tournure fort prétentieuse de son esprit, avait du tact, une grande habitude du monde, et vivait en définitive dans la meilleure société, Mme de Genlis s’est moquée quelque part, avec raison, de cette manie qu’on a toujours eue de voir partout des portraits. La médisance de ceux qui appartiennent au monde que