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lement dans l’esprit du romancier, mais dans son ame et dans celle du lecteur lui-même ; quand c’est une de ces figures à demi fantastiques qui s’évanouissent avec la vapeur dont elles étaient formées, on peut éprouver une douce rêverie, on ne ressent point de véritable attendrissement. Nous avons tous pleuré sur Virginie, plus encore peut-être sur Manon Lescaut ; il n’y a que les sylphes et les anges qui puissent pleurer sur Emma, car c’est pour eux seuls qu’elle est une sœur.

À côté de ces êtres parfaits, Mathilde, Emma, Rochegune, M. Sue a fait figurer cependant quelques personnages odieux et bien complètement odieux. L’auteur d’Atar-Gull se retrouve tout entier dans le portrait de Lugarto. Il n’est pas, dans cette ame torturée par toutes les douleurs des passions cruelles et honteuses, un seul sentiment généreux qui porte le lecteur au pardon. Lugarto est lâche, fourbe, débauché, assassin ; c’est un de ces enfans maudits de l’imagination que le poète fait naître avec un sceau fatal et qu’il poursuit de son courroux. Le caractère de Lugarto est aussi invraisemblable dans sa corruption et dans sa perfidie que celui d’Emma dans sa pureté et dans sa candeur. On croit toujours qu’on découvrira un pied fourchu sous sa botte vernie. Quoiqu’il disparaisse dans une trappe, ce n’est pas encore assez : on s’attend à voir sortir des flammes de Bengale de l’endroit où il s’enfonce. Mlle de Maran a un cœur aussi haineux que celui de Lugarto, mais sa méchanceté est servie par un esprit plein de saillies amusantes ; sa gaieté, toute cruelle qu’elle est, amène souvent le sourire. C’est au point de vue du monde qu’il faut se mettre pour apprécier tout le talent avec lequel ce caractère est tracé. Ursule est encore une de ces inexplicables créatures qui n’ont jamais peuplé que le monde de la fantaisie. Il y a cependant des parties naturelles et bien senties dans son rôle. Son intrigue avec un sous-préfet de province est un trait d’une douloureuse mais incontestable vérité. Sa conduite envers Mathilde est d’une noirceur pleine d’exagération. La coquetterie effrénée et perverse qu’elle déploie pour subjuguer Gontran rappelle la fameuse marquise des Liaisons dangereuses ; ses lettres inspirent les mêmes réflexions que celles de Mme de Merteuil. Il y a des limites que le cynisme le plus impudent ne franchit pas dans ses aveux : toutes les limites sont franchies par Ursule dans sa correspondance avec M. de Lancry. Quant à son amour pour M. de Rochegune, il rentre dans la classe de ces bizarres affections qui s’épanouissent tout à coup au fond des ames les plus desséchées, comme ces plantes qu’on voit fleurir entre les fentes d’un mur à moitié détruit. Il y a de la Marion de Lorme et de la Lucrèce Borgia dans cet amour à grands élans pour un homme au cœur noble et pur, ainsi qu’on disait jadis. Les remords que la providence de M. Sue lui accorde au moment suprême ont quelque chose de touchant, quoique d’un peu tardif, et l’on espère après tout que le suicide n’empêchera pas son ame d’aller au ciel, au moins par le trajet indirect du purgatoire. L’homme dont elle a torturé le cœur avec tant de persévérance et tant d’art, le vicomte Gontran de Lancry, a une de ces natures qui restent foncièrement vulgaires en prenant le cachet de la classe où le sort a voulu qu’elles aient à se dévelop-