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franchissent en un clin d’œil les chaînes de montagnes et les déserts. Il regardait comme une chimère absurde la crainte exprimée par quelques publicistes de Londres, de voir un jour le magnifique empire de l’Inde servir de champ de bataille aux armées ennemies d’Angleterre et de Russie. Sans doute, les hommes qui font mouvoir ces deux colosses redoutent également l’heure de cette effrayante lutte corps à corps, où le complet anéantissement du vaincu serait le seul gage de la sécurité du vainqueur ; mais, depuis dix ans, les évènemens ont marché avec une telle vitesse, que les spirituelles railleries de l’infortuné voyageur ont perdu quelque chose de leur force. Il faut rire encore de ces hommes d’état de carrefour qui menacent l’Angleterre d’une descente de la Russie dans la grande péninsule, sans comprendre toutes les difficultés de cette gigantesque entreprise ; toutefois, il y aurait de l’aveuglement à ne point s’apercevoir des craintes très sérieuses que le cabinet de Saint-Pétersbourg inspire à la compagnie des Indes. En ordonnant, sur sa seule responsabilité et sans l’avis du gouvernement britannique, la première expédition de l’Afghanistan, lord Auckland a fourni lui-même toute la mesure de ces appréhensions. Les intrigues de la Russie en Perse avaient pris un développement tel qu’il y allait de l’avenir de ses colonies que l’Angleterre frappât sans retard un grand coup, et se mît, pour ainsi dire, à l’abri derrière les hautes montagnes du Caboul. Le plan du lord-gouverneur n’a réussi qu’à demi, et les affaires de Chine sont venues augmenter son embarras. Ce serait folie que de regarder comme facile et prochaine la chute de la puissance anglaise en Asie, mais enfin elle n’est plus dans tout l’éclat de son prestige. Quels auxiliaires excellens la Russie ne trouverait-elle pas dans ces peuples belliqueux des steppes, si jamais elle les conviait au pillage de l’Inde, à la conquête de cette terre d’or, comme ils la nomment, que leurs ancêtres ont déjà ravagée, et que de tout temps ils ont regardée comme leur proie ! D’un autre côté, l’on se demande s’il n’y a point place en Asie pour deux empires ? L’Inde anglaise n’est-elle pas avant tout une immense factorerie ? Pourquoi s’obstinerait-elle à fermer ses comptoirs aux négocians moscovites ?

Mais que la lutte éclate entre les deux rivaux, ou, ce qui serait tout aussi dangereux pour la liberté des peuples, que l’Angleterre et la Russie étendent chacune, sans se heurter, leur domination en Asie, les faits qui se passent sur ces plans lointains du monde politique n’en méritent pas moins toute l’attention des hommes sérieux. Forte de la position que les derniers traités lui ont faite, d’ailleurs