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PROGRÈS DE LA RUSSIE DANS L’ASIE CENTRLE.

passerait peut-être pour une boutade originale ; mais, là où il a été dit, il faut le prendre pour la naïve expression d’un fait. Ces mêmes hommes qui n’obéissent à aucune loi religieuse tremblent à la vue d’un sorcier, tant il est vrai que nous ressentons tous au fond du cœur et la conscience de notre faiblesse et le besoin de nous appuyer sur une force supérieure. Parmi les Kirghiz-Kazaks, les uns, espèce de manichéens, reconnaissent l’existence de deux principes et craignent le dieu du mal beaucoup plus qu’ils n’adorent le dieu du bien ; les autres se livrent à toutes les pratiques d’un paganisme grossier ; la plus grande partie de la nation cependant peut être considérée comme musulmane. Malheureusement, si la loi de Mahomet contient des préceptes fort sages et d’une morale presque toujours belle et vraie, les Kirghiz-Kazaks ne la connaissent que dans ce qu’elle a de défectueux et d’absurde. On ne trouverait pas dans les hordes un indigène qui sût lire et parler l’arabe ; aussi tous les interprètes du Koran y arrivent du dehors. Ces étranges missionnaires, qui ont le gain pour but et la fourberie pour moyen, viennent de Boukhara ou de Samarcande chercher fortune dans les steppes en colportant des talismans, des charmes, et d’infaillibles remèdes à tous les maux. Depuis quelques années, le gouvernement russe envoie lui-même des mollahs au-delà de l’Oural et les place, en qualité de secrétaires, auprès des khans et des principaux chefs. Il est permis de croire que ces prêtres, tout en n’oubliant pas les intérêts de leur foi, ne négligent point non plus ceux du czar. Quant à la famille, que peut-elle être dans un pays où la femme est plutôt l’esclave de l’homme que sa compagne ? et là où la religion se dégage à peine des ténèbres de la superstition, là où la famille est mal constituée, que peut être l’état ? Une agrégation d’hommes parmi lesquels l’habitude et la force établissent un semblant de société, mais où l’on chercherait en vain une organisation raisonnable, basée sur des intérêts généraux. Quoi qu’il en soit, à défaut de sujets soumis, la steppe des Kirghiz-Kazaks peut toujours fournir à la Russie des corps nombreux de cavaliers agiles, infatigables, habitués dès l’enfance aux dangers et aux privations de toute espèce.

L’Angleterre doit suivre d’un regard curieux et inquiet tous les mouvemens de sa rivale dans les plateaux de la Haute-Asie. Un homme dont la mort affecte douloureusement et comme une perte de famille le cœur de tous ceux qui lisent ses lettres si pleines de charme, de bon sens et d’esprit, Victor Jacquemont, a caricaturé avec sa verve ordinaire ces politiques aux bottes de sept lieues, qui