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en 1824 ; dans un volume publié à Paris en 1838, sous le titre de Φιλομούσου πάρεργα (Loisirs poétiques), il a essayé nombre de traductions choisies, en vers, des meilleures pièces de nos poètes. Mais ce que nous avons surtout à relever aujourd’hui dans la seconde édition de son Paul et Virginie, ce sont les notes, les remarques ingénieuses sur l’œuvre même, et quelques points de littérature française véritablement aperçus pour la première fois. Que Bernardin de Saint-Pierre ait eu un très vif sentiment de l’antiquité, c’est ce que tout le monde voit d’abord et ce que tous les critiques ont exprimé ; mais M. Piccolos a curieusement noté toutes les imitations probables que le grand écrivain a faites ou pu faire des passages anciens, et dans le nombre il y en a d’avérées. Ainsi, à un certain endroit (page 353), le ressouvenir est évident du traité de Plutarque où celui-ci, comparant la superstition et l’athéisme, insiste sur les alliances secrètes de ces deux fléaux dans une même ame. M. Piccolos ne se borne pas à dénoncer les réminiscences de l’antiquité : il a remarqué que la Prière à Dieu qui termine la première Étude de la nature : « Les riches et les puissans croient qu’on est misérable… » n’est autre chose qu’une copie abrégée, intelligente et pleine de goût, une copie, accommodée au XVIIIe siècle, de la Prière à Dieu, plus mystique, qui termine la première partie du traité de l’Existence de Dieu par Fénelon. Rien de plus piquant que les deux morceaux mis en regard, avec les suppressions et les arrangemens de Bernardin ; mais le fond est textuel. À M. Piccolos appartient l’honneur d’avoir le premier remarqué cet emprunt qui a échappé à nos meilleurs critiques. Il est aussi le premier qui nous signale avec précision les traces du roman de Théagène et Chariclée dans l’œuvre de Racine. Quand Racine a risqué le vers fameux,

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,

il ne faisait sans doute que se souvenir de son cher roman et du passage où Hydaspe, sur le point d’immoler sa fille et de la placer sur le bûcher ou foyer, se sent lui-même au cœur un foyer de chagrin plus cuisant : je traduis à peu près ; les curieux peuvent chercher le passage. Racine, enfant, avait retenu ce jeu de mots comme une beauté, et il n’a eu garde de l’omettre dans Andromaque. Héliodore est le premier coupable ; il aurait, au reste, racheté de beaucoup son crime s’il était vrai, comme M. Piccolos le croit (page 343), qu’il eût fourni à Racine le germe d’une des plus belles scènes, dans Andromaque également. M. Ampère, dans son article sur Amiot, a déjà cru saisir des analogies de ce genre. Mais je m’en tiens au brûlé de plus de feux ; c’est une fort jolie trouvaille. Il faut donc, même au point de vue de la littérature française, remercier M. Piccolos de ses études consciencieuses, patientes, où l’on retrouve, à côté de la scrupuleuse précision du grammairien, l’investigation ingénieuse des anciens rhéteurs et le sentiment d’un homme de goût.


V. de Mars.