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les uns sur les autres, qui trouble et distrait l’esprit sans l’animer ni l’élever. » Comment pourrait-il en être autrement dans un pays où, à proprement parler, il n’y a pas encore, il n’y a jamais eu de classe lettrée ? À peine pourrait-on citer dix écrivains américains qui n’aient exercé quelque profession en même temps qu’ils composaient leurs ouvrages. Ce sont pour la plupart, des avocats, des médecins, des négocians, des missionnaires, et quelquefois, comme dans le cas de Franklin et du docteur Bowditch, des compositeurs d’imprimerie ou des ouvriers mécaniciens. Les affaires, la politique, qui est aussi pour chacun une affaire, et la plus grosse de toutes, celle qui se rattache le plus intimement à ses intérêts, absorbent tous les momens du citoyen des États-Unis. C’est un bruit confus de voix discordantes, un pêle-mêle général, une vaste arène où les petites idées en politique, en religion, se heurtent, se combattent et tombent « aussi nombreuses que des feuilles d’automne, » où tout, en un mot, est matière à controverse, à discussion sans qu’il jaillisse jamais de ce choc des esprits de bien vives étincelles de génie.

Cependant, si nous prenons les masses en Amérique, nous les trouverons, à proportion, beaucoup plus éclairées que partout ailleurs. Tout le monde, à peu près, sait lire, tout le monde sait un peu d’arithmétique, d’histoire. L’horizon intellectuel n’est point vaste, mais tout ce qu’il renferme vit et se meut. C’est qu’on a beau donner à l’homme la forme de gouvernement la plus progressive, on ne réussit jamais à affranchir les masses de cette loi sévère qui les condamne à de pénibles travaux. Or, le travail, sans doute par suite d’une juste dispensation de la Providence, pose des bornes aux élans de l’intelligence. Les masses ont et auront toujours quelques préjugés étroits contre lesquels il n’y a aucun remède. Le malheur de l’Amérique, je veux dire sous le rapport littéraire, c’est que tout pouvoir réside chez ces masses, et par conséquent toute impulsion intellectuelle. C’est là, nous le craignons fort, une raison à priori, pour qu’il n’y ait jamais de littérature bien brillante sous la forme démocratique.

Les Anglais, surtout ceux d’entre eux qui professent des opinions tories, se prévalent de ces circonstances pour intenter une accusation en règle contre l’esprit démocratique en général, qu’ils tiennent pour essentiellement responsable de toutes les imperfections qu’on peut remarquer sous le rapport intellectuel dans la société américaine. Il en est même qui vont jusqu’à prétendre que c’est parce que l’état de Virginie, grace à son système d’esclavage, a réussi