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MADEMOISELLE DE LA CHARNAYE.

pour le substituer dans l’occasion aux habits de son père, qui étaient fort simples, mais qui pouvaient encore éveiller les soupçons.

Le lendemain de ce jour, le marquis était rayonnant de joie et de belle humeur. Le départ des gentilshommes lui avait échauffé la tête. Il ne parlait plus que d’aller rejoindre la reine et le conseil supérieur. Il se reprochait de n’avoir point suivi l’état-major. Pour la première fois, il demanda lui-même à s’aller promener dans le jardin. — Gaston ne nous a donc point écrit ? dit-il. — Vous avez entendu, mon père, ce que vous disait hier M. de Châteaumur. Son corps d’armée est séparé de ces messieurs, il n’a pu les voir avant leur départ. Quant aux nouvelles, nous ne pouvions en avoir de plus fraîches ; il nous écrira bientôt sans doute. — D’où vient, dit le marquis, en prenant une prise de tabac, que je n’ai point… non, vraiment, je n’ai pas ma croix. — Mlle de La Charnaye l’avait détachée le matin même. — C’est moi, mon père, qui l’ai fait enlever, reprit-elle toute troublée ; M. de Vendœuvre a paru surpris hier de vous la voir, et m’a dit qu’on était convenu à l’armée de s’interdire les marques de distinction qui pouvaient choquer les paysans. — C’est une très mauvaise idée qu’ils ont eue là, et ces messieurs l’entendent fort mal. J’ai gagné ma croix, morbleu, et je n’empêche personne d’en faire autant. Je n’ai pas vu d’ailleurs, qu’elle m’ait fait mépriser de mes gens à Parthenay.

La promenade s’acheva gaiement ; le marquis sifflait au retour la marche des gardes françaises, ce qui ne lui était point arrivé depuis plus d’un an. Un nouvel embarras, comme on l’a vu, se présentait à Mlle de La Charnaye. Il était poursuivi par l’idée de porter l’hommage de son dévouement aux pieds de la reine, et d’assister sur les lieux aux triomphes de l’armée royaliste. Elle épuisa toutes les objections : le marquis, dans son erreur, et croyant le pays libre, les combattait aisément. Elle essaya, pour l’amuser et gagner du temps, d’écrire de nouvelles lettres ; mais dans ces circonstances ce rôle lui devenait insupportable, c’était pour elle un vrai supplice, et la plume lui tombait des mains. Elle était tentée à chaque instant de se jeter aux genoux de son père et de lui tout avouer.

Les gentilshommes, en partant, avaient promis d’envoyer jour par jour, des informations par des messagers. Ce qui restait de ces pauvres familles attendait dans les transes le signal de leur ruine. On avait calculé, d’après la marche des colonnes ennemies, le moment où elles devaient paraître si elles n’étaient point arrêtées. On croyait entendre de minute en minute la fusillade et l’horrible clameur des