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tradition orthodoxe jusqu’au maître sorcier avec ses formules extravagantes, jusqu’à la vieille femme avec ses plantes magiques et ses recettes pour guérir au clair de lune les abcès et les blessures. Vous assistez à l’origine de la poésie fantastique, vous voyez le romantisme naître de cet hyménée de la nature avec la religion. Ainsi, de pièces et de morceaux, le Pinde allemand s’élève, le Brocken se forme avec ses légendes qui serpentent sur ses flancs par myriades et foisonnent comme autant de couleuvres et de vives eaux dans ses cavités granitiques. Laissez la veine populaire se répandre ; les temps viendront où le génie nouveau saura mettre à profit tant de fragmens épars, tant d’inspirations dispersées à tous vents, où la Muse allemande fera sa gerbe ; et le grand pontife de cette régénération, Goethe, en réhabilitant le lied populaire, ne se contentera pas d’en caresser la forme et d’en polir avec un art de lapidaire le contour lumineux. Le poète ira plus avant dans l’esprit des siècles. Le lied étant l’unique manifestation du sentiment populaire au moyen-âge, Goethe fera dans la masse un triage immense : il choisira çà et là quelques épis de luxe pour les cultiver aux heures de loisir dans un petit enclos tout spécial ; puis, s’emparant du reste à larges brassées, il l’enfermera, pour la nourriture intellectuelle de l’humanité, dans quelque grenier gigantesque et profond. Vous retrouvez dans Faust toute la mythologie du Nord. Le poème de Goethe est pour l’Allemagne le véritable pendant des Niebelungen. La nationalité poétique allemande se concentre là tout entière comme dans les Niebelungen la nationalité héroïque et barbare, et je ne parle pas ici des caractères principaux, mais de certains détails cachés, de certaines créations secondaires, et qu’il faut renoncer à comprendre, à moins d’en aller chercher le sens dans le cœur même de la tradition où Goethe les a trouvés. Témoin, par exemple, ce fameux preneur de rats de Hameln, der Rattenfanger zu Hameln, qu’on rencontre dans les appendices du poème, ce personnage mystérieux si étrangement marqué du caractère à la fois mélancolique et narquois de la sorcellerie. « Quel est cet homme bizarre ? il porte le mal sur son enseigne ; il siffle, mais d’un ton si farouche et si avisé ; » le voyez-vous traverser la ville en sifflant, et tous les enfans qui jouent sur la place de l’église, tandis que les vieillards sont à l’office, se laisser ravir à ses sortilèges et le suivre hors des portes sans se douter que l’étranger maudit les enlève pour jamais à leurs familles[1] ?

  1. « Je suis le fameux chanteur, le preneur de rats voyageur, dont cette antique