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être, mais ce ne sera jamais bien complet ni bien distingué, ce sera manqué par quelque endroit, tandis que, dans leurs vers de tous les jours, dans ces pièces sans prétention qu’ils jettent au gré de leur secrète fantaisie, il peut arriver qu’à tel moment ils atteignent à une note exquise, à quelque chose de pénétrant, à quelque chose de tout-à-fait bien, et qui mérite de vivre. Un excellent critique a déjà noté la singularité de ces heureux hasards, et en a touché la raison. Ayant à parler d’un recueil de poésies choisies, d’une Anthologie française, M. Vinet disait : « Tout le monde est-il comme moi ? J’ai regret à tout ce que le passé garde dans ses abîmes ; je voudrais qu’il nous restât tout entier. J’ai regret, non-seulement aux monumens qui croulent, mais aux pensées qui s’évanouissent, aux voix qui meurent dans leur premier écho. J’ai regret surtout aux pensées poétiques ; les autres se retrouvent, se renouvellent ; l’une remplace l’autre : la pensée poétique, seule, ne se remplace point. On peut faire mieux, on peut faire autrement ; on ne remplace pas plus une pensée poétique qu’on ne remplace une ame : chaque création de ce genre, pour autant qu’elle est poétique, est unique et irréparable ; ce qui a été dit par un poète, un autre ne le redira pas. »

De nos jours, où toutes les vocations sont remuées et où tous les numéros, même incomplets, ont chance de sortir, combien ne savons-nous pas de ces ames poétiques qui essaient de s’exprimer partout où elles sont, en province, dans le fond d’un bureau, au creux d’une vallée, au bord de leur nid enfin, et cela sans trop de manie d’imitation, sans trop de rêve de gloire, mais pour se satisfaire humblement et se suffire ! On ferait une Anthologie charmante de tout ce qui échappe d’excellent à l’un ou à l’autre en tel jour de sa vie, et dont le public, non plus que l’auteur en son pêle-mêle, ne se doute pas.

Mais à mesure que, dans ce bataillon des poètes qui ne sont, ne peuvent ou ne veulent être que cela, on s’élève et on arrive à l’élite, à la vraie distinction, à l’état-major, il est bien difficile qu’on rencontre toujours d’obstinés et purs poètes. À un certain degré d’élévation, en effet, l’esprit s’applique à tout ; dans le champ de comparaison qu’il embrasse, il est sollicité en bien des sens. Et tout d’abord pourquoi le berger ne deviendrait-il pas ministre ?

Il avait du bon sens, le reste vient ensuite,

a dit La Fontaine ; et beaucoup de nos ambitieux se le sont répété un peu plus hardiment. Châteaubriand, Dante, les grands exemples