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et la demeure des khans a été non-seulement conservée avec soin, mais embellie. On ne voit point là de ruines, ni de traces de dévastation. Les rues sont très peuplées ; le bruit des timbales, le chant et la musique y retentissent sans cesse. Dans les boutiques, on trouve tous les produits de l’industrie turque et tartare ; dans les cafés, une foule oisive et heureuse qui passe une partie de la journée sous de riantes galeries, et çà et là des visages et des costumes de toute sorte, des familles de bohémiens, des hadjis qui ont fait le pèlerinage de la Mecque et qui en rapportent le turban blanc, de belles femmes grecques des colonies au visage bruni par le soleil et aux cheveux noirs comme l’ébène, quelques femmes russes couvertes de vêtemens bigarrés de couleurs éclatantes, des Tartares de la plaine qui se distinguent, par leur allure et leurs habits, de ceux de la montagne. Au milieu de cette foule si variée et si pittoresque, on voit s’avancer une troupe de chameaux aux jambes fatiguées, au regard abattu, qui reviennent d’un long voyage, apportant sur leur dos une lourde cargaison ; et, de temps à autre, apparaît une femme tartare, couverte d’un voile blanc, qui s’avance timidement, la tête baissée, et disparaît comme une ombre.

L’ancien palais du khan, meublé de nouveau à la manière orientale, est magnifique à voir. Devant une de ses façades s’étend une large terrasse couverte de fleurs, d’arbustes et de ceps de vigne. Dans le vestibule s’élèvent des fontaines de marbre ornées d’inscriptions pompeuses. L’une s’appelle la fontaine d’Or, et sur le bassin on lit ces mots gravés en caractères arabes : Gloire au Dieu suprême ! La face de Baktschisaraï a été embellie par les soins salutaires de l’illustre khan Krim-Geraï, car c’est lui qui, de sa main généreuse, a apaisé la soif de son pays, et qui projetait encore de plus grands bienfaits si Dieu voulait lui venir en aide. C’est son regard subtil qui découvrit cette source précieuse d’eau de cristal. S’il existe sur la surface du globe une autre fontaine pareille à celle-ci, qu’elle se montre ! Il y a bien des merveilles dans les villes de Syrie, mais rien de semblable à celle-ci. »

Un autre de ces orgueilleux bassins s’appelle la fontaine de la Flûte. Mais chaque fois que les étrangers visitent le palais, le Tartare qui les conduit les mène silencieusement vers un large bassin de marbre isolé des autres, imposant et triste. Il leur montre la douloureuse inscription gravée sur ce monument, et leur raconte l’histoire de Maria Potocka. C’était au temps où les hordes de Tartares s’élançaient sans cesse comme des oiseaux de proie dans les contrées voisines. Un jour, un de leurs chefs les plus valeureux et les plus farouches, le célèbre khan Mengli-Geraï, les entraîne en Pologne, ravage les domaines du comte Potocka, enlève ses bestiaux, pille sa demeure. Le comte est tué, la comtesse n’échappe que par la fuite à une mort certaine, et leur fille Maria devient la proie du terrible khan. C’était une jeune fille d’une admirable beauté. Son ravisseur devint amoureux d’elle, amoureux tendre, timide, respectueux, chose inouie jusqu’alors dans son riche sérail. Au lieu de commander comme il en avait l’habitude, il pria ; au lieu de tirer le sabre pour se faire obéir, il tomba à genoux ; mais ni ses soins empressés, ni ses sup-