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LA RUSSIE DU MIDI ET LA RUSSIE DU NORD.

on chasse, on suit au galop les chiens agiles ; le soir on joue aux cartes et l’on boit du vin de Champagne. Voilà comment les sages habitans des steppes font de leur monotone contrée un véritable Eldorado.

En été, ces immenses plaines sont sillonnées par des caravanes de chariots attelés d’énormes bœufs qui transportent au nord ou au sud les produits du sol. Souvent quarante à cinquante de ces lourds chariots s’avancent l’un après l’autre sur la large route des steppes, et il n’est pas rare d’en voir trois à quatre cents de suite qui s’en vont à Odessa, à Kiew, à Charkoff, à Krementschug. Chaque charretier est chargé de conduire trois ou quatre voitures, et emporte avec lui un coq. Le coq sert d’horloge. Au coucher du soleil, la caravane s’arrête. On dételle les bœufs, on range les voitures en carré, on allume le feu pour le souper ; maigre souper composé d’un peu de bouillie et arrosé de quelques gouttes d’eau-de-vie. À deux ou trois heures du matin, le coq chante, le charretier se lève, prépare son attelage, et la caravane se remet en route.

De ce tableau des steppes, nous passons à celui d’Odessa. L’auteur décrit longuement l’aspect imposant de cette ville, les belles rues pavées de pierres d’Italie, les grands hôtels nouvellement construits, les bazars grecs et les magasins français, le mouvement de la bourse et du port. Odessa est la troisième ville de commerce de la Russie, Pétersbourg la première, et Riga la seconde ; viennent ensuite Taganrog, puis Archangel.

Chaque année, il arrive dans le port d’Odessa six à huit cents navires. En 1837, on y compta 213 bâtimens autrichiens, 161 sardes, 121 anglais, 80 grecs, 9 français, 8 turcs. Ce calcul donne la mesure des rapports commerciaux qui existent entre Odessa et les différentes nations. Outre ces grands bâtimens étrangers et les navires frétés à Odessa, il faut compter encore quatre à cinq cents bâtimens employés au cabotage. Mais ce cabotage se fait parfois d’une étrange façon. La plupart des bâtimens que l’on y emploie sont conduits par les marins les plus maladroits et les plus inexpérimentés. La première chose qu’ils font, dit M. Kohl, quand il survient un orage, est de jeter en toute hâte à la mer une partie de leur chargement. Si cette habile précaution ne suffit pas, si l’orage continue, ils abandonnent le navire à la garde de Dieu, et tombent à genoux, les bras en croix, devant leurs images de saints. Or, comme ces prières, si ferventes qu’elles soient, ne remplacent pas toujours une bonne manœuvre, il en résulte que le cabotage est chose fort chanceuse dans le commerce d’Odessa, et qu’on n’assure pas une des cargaisons qui lui sont confiées à moins de 7 à 8 pour 100.

Jamais la prospérité d’Odessa ne fut plus grande qu’en 1815 et 1820. Les négocians ne parlent de cette époque qu’avec un amer regret. Tandis que le mouvement commercial de leur ville diminue au lieu de s’accroître, il paraît qu’elle progresse en immoralité, j’allais presque dire en civilisation. « On ne s’imagine pas, disait un jour un marchand d’Odessa à M. Kohl, comme on est ici trompé à chaque coin de rue, à chaque pas. Je ne sais ce qui se passe