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WILBERFORCE, ROMILLY ET DUDLEY.

Wilberforce le moteur politique, Hannah More le moraliste, et John Newton le philosophe pratique. C’était un Port-Royal sans clôture et exempt de persécution, un Port-Royal répandu librement à travers une société libre, et n’ayant à braver qu’un seul despotisme, le ridicule. Ces ascètes du monde étaient plus tristes que les vrais ascètes catholiques. Ils puisaient à une source plus amère et mêlaient plus de larmes à leur abnégation. Il est curieux d’observer par quel attrait délicat et mystérieux ils se laissent entraîner vers le jansénisme français, et comme Nicole et Pascal leur vont bien. « Que mon favori Nicole est charmant ! dit quelque part Hannah More. Le connaissez-vous ? Rarement ai-je rien trouvé de plus délicat. Ses lettres sont ce qu’il y a de mieux en fait de petite morale. Il est sans égal sur tous les sujets trop minces pour un sermon, comme l’amour-propre, les charités domestiques, le triomphe sur soi-même, etc., etc. »

Autour de Wilberforce les évènemens grondent et se multiplient en vain. Il n’a que son plan, il ne voit que son but ; 1793, le directoire, Napoléon, Marengo, l’Espagne, la Russie, ne l’occupent guère ; ce sont des fantômes, et la réalité, pour lui, est ailleurs. Il abolira la traite des noirs, et répandra, autant qu’il sera en lui, les idées religieuses. Pour ces deux objets, il est d’un courage extraordinaire, il rivalise d’activité avec Brougham, de persévérance avec Pitt, exténue une constitution naturellement faible, dépense sa fortune en aumônes et en dons gratuits, envoie des missionnaires en Australasie et à Sierra Leone, essaie d’introduire à Saint-Domingue la langue anglaise et le protestantisme, écrit, agit, imprime, parle, discute, attire à lui Talleyrand, Fox, Macaulay, entretient des rapports avec les hommes des conditions les plus diverses, donne des conseils aux femmes sur leurs relations de ménage, et aux maris sur l’emploi de leur autorité, résout les questions délicates et les cas de conscience que les ames scrupuleuses lui adressent de toutes parts, et remplit ainsi jusqu’à la soixante-seizième année de son âge les rôles mêlés de casuiste, de docteur, d’homme d’état, de colonisateur, d’apôtre, de missionnaire, d’écrivain, d’administrateur, d’avocat.

Il correspond avec l’ami intime et le protecteur de William Cowper, avec John Newton, et l’on voit ainsi, dans ses lettres, tout un groupe social, l’orateur, le prêtre, le poète, apparaître avec sa vie et son mouvement propre. C’est ce John Newton qui écrit à Wilberforce, dans un style qui rappelle la simplicité élégiaque de Cowper : « Au moment même où je tiens la plume, on accorde là-haut un clavecin qui ne m’amuse guère et ne favorise point ma pensée. Au surplus, il