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si habilement, qu’il en forme un réseau dont on sent la faiblesse et qu’on a pourtant de la peine à rompre. Au fond, tant de volumes écrits sur cette matière peuvent se résumer facilement, et il suffit presque de les résumer pour les réfuter ; car s’embarrasser avec eux dans les puérilités où ils veulent entraîner leurs adversaires, c’est se laisser prendre à leur tactique et s’exposer à perdre de vue les points capitaux de la discussion. Pour démontrer à priori que les hommes n’auraient pu inventer le langage, ils n’ont et ne peuvent avoir que quatre argumens ; encore le premier n’est-il qu’un emprunt fait à Jean-Jacques Rousseau sans discernement ou sans bonne foi : c’est que, pour inventer la langue, il fallait d’abord y songer et la désirer, et que les hommes dans l’état sauvage n’auraient eu ni le besoin ni le désir de communiquer ensemble ; paradoxe qui ne peut paraître spécieux que comme conséquence d’un autre paradoxe, et qu’il fallait laisser dans le Discours sur l’inégalité parmi les hommes, à moins d’y prendre en même temps les opinions de Rousseau sur l’origine des sociétés et l’état de nature. L’impossibilité pour l’homme de créer l’idée du signe, l’impossibilité plus grande encore d’exprimer par des signes sensibles des idées immatérielles et de faire accepter ou d’imposer aux autres un système de signes une fois conçu, voilà tout le corps d’armée que M. de Bonald et M. de Maistre ont essayé de multiplier par leur habile stratégie. Mais quand ils prouveraient que l’homme, dépourvu de toute faculté, est incapable de créer l’idée du signe ou toute autre idée, leur est-il permis de raisonner ainsi sur une abstraction ? L’homme n’a-t-il pas en lui une faculté naturelle qui le porte à exprimer ses sentimens par des cris, ses besoins par des gestes ; à donner un sens à des mouvemens et à des sons, et à faire de son corps non-seulement le serviteur, mais l’interprète de son ame ? Ces grands adversaires de la psychologie qui ont tant critiqué et avec tant de raison, l’homme-statue de Condillac, devraient-ils supprimer ainsi dans l’homme les facultés de l’homme, pour démontrer ensuite, avec trop de facilité, que tout développement intellectuel est impossible sans un miracle ? L’autre argument de M. de Bonald et de M. de Maistre, que la langue est matérielle et ne peut, sans l’intervention divine, transmettre des idées immatérielles, est à la fois une preuve d’ignorance et une contradiction. Au lieu d’insister ainsi sur la prétendue impossibilité d’un fait qui existe, que n’étudiaient-ils les lois de l’association des idées ? Avec ce parti pris de ne pas étudier l’esprit humain, tout sera mystère dans l’esprit humain ; qui en doute ? Quand ils supposent que la révélation primitive du lan-