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EUSTACHE LESUEUR.

ensuite sur les physionomies, descend dans les gestes, dans les attitudes, et pénètre enfin dans toutes les parties de la composition, mais d’une manière plus vague et sans y laisser apercevoir ces contrastes, ces balancemens savamment combinés qui donnent la vie aux tableaux du Poussin. Ainsi, pour imiter Lesueur, la première condition serait d’avoir son ame, mais c’est là encore une fois ce qui ne se dérobe pas aussi bien que la science.

Cette Vie de saint Bruno, malgré l’état déplorable ou l’ont réduite d’abord les odieuses profanations de l’envie contemporaine, puis le respect même des bons religieux qui, en mettant sous clé leurs tableaux et en les privant d’air, les avaient exposés à d’autres sortes de dégradations, puis enfin la mise sur toile et les restaurations de 1776, sans compter les retouches sous l’empire et quelques autres plus récentes, cette Vie de saint Bruno, dis-je, est encore aujourd’hui un des plus beaux monumens de la peinture moderne comme œuvre de sentiment et de naïveté sans effort ni affectation. La légende du frère Raymond le Tartufe, qui sert de préambule à celle du saint, est écrite dans les quatre premiers tableaux avec une clarté et une franchise pittoresque qui se marie merveilleusement à une certaine crédulité toute historique. Puis viennent le recueillement, la prière, la vocation du saint, ce tableau d’une seule figure et qui pourtant est si bien rempli par la seule émotion du pieux personnage si puissante et si visible sous les plis de sa longue robe ; puis la distribution de ses richesses aux pauvres, la prise d’habits, la lecture du bref du pape et par-dessus tout la mort du saint, cette scène religieusement tragique si fortement conçue, si mystérieusement exprimée : en dépit des dégradations et des restaurations, ce sont là autant de chefs-d’œuvre d’expression qui, tant qu’il en restera vestige, feront les délices de toute ame sensible à la poésie de la peinture.

Sans doute il y a dans cette belle œuvre quelques taches et quelques faiblesses. La prestesse de l’exécution dégénère trop souvent en négligence ; le coloris, quoique toujours harmonieux et facile, manque quelquefois de force et de profondeur ; le dessin, dans certaines parties, est négligé ; quelques figures sont trop courtes, d’autres un peu longues ; à côté d’expressions saisissantes, il y en a quelques unes de banales et tombant presque dans la manière. Il en serait autrement si toutes les figures eussent été étudiées sur nature comme celle des moines ; aussi, ce qu’il y a d’incomparablement plus beau, plus vrai, plus touchant dans ces tableaux, ce sont toujours les moines. C’est que Lesueur avait eu l’heureuse idée de faire poser