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coups de tant de mauvaises passions, c’était une des situations les plus difficiles qui se puisse imaginer. En se donnant si ouvertement au Poussin, il avait encouru l’inimitié de son ancien maître, la froideur de ses camarades, la malveillance de toutes les médiocrités hargneuses qui avaient aboyé contre l’homme de génie. Il lui restait bien un refuge auprès des amis du Poussin, mais ceux-ci n’étaient pas nombreux, et, à l’exception de Stella, son imitateur, son sosie, qui avait su se mettre assez bien en cour, tout ce petit cercle se composait de personnes ou trop solitaires ou trop obscures pour être d’un grand appui dans le monde.

Il y en avait un pourtant qui, comme homme et même comme artiste, devait porter à Lesueur de véritables consolations : je veux parler de Philippe de Champagne. C’était la plus vieille amitié du Poussin à Paris ; ils s’étaient liés vingt ans auparavant, lorsqu’habitant ensemble au collége de Laon, ils peignaient des panneaux de portes au Luxembourg sous les ordres de Duchêne, le peintre ordinaire de la reine Marie de Médicis. Champagne n’avait ni la force de conception, ni la richesse et l’élévation de pensées du Poussin ; mais, à un degré différent, il avait pris parmi les peintres de l’époque une attitude presque aussi indépendante et aussi originale que son ami. Jamais il n’avait sacrifié à la mode ; il n’était tombé dans aucun des écarts du style italien dégénéré. Son esprit droit, simple, laborieux, son inflexible conscience, peut-être aussi son origine flamande, mais avant tout son rare talent pour peindre le portrait, voilà ce qui l’avait sauvé de la contagion. Toujours en face de figures vivantes, dont il fallait saisir et traduire l’expression, il ne lui avait pas été possible de perdre de vue la nature, et il n’avait eu ni le temps d’apprendre ni la pensée d’employer tous ces moyens alors en usage pour l’ennoblir et la contrefaire. Ce grand art du portrait n’avait pas seulement préservé son goût, il avait servi sa fortune en lui assurant la bienveillance d’une foule de puissans personnages ; grace à leur protection, il pouvait se permettre mieux qu’un autre de braver le goût dominant et de faire de la peinture autrement que tout le monde. Même pendant la toute-puissance de Vouet, Champagne vit son talent respecté ; et, sans ses scrupules de fidélité envers la reine-mère, il est à croire que toutes les faveurs du cardinal auraient été pour lui. Les peintres se consolaient en disant que ses tableaux étaient froids, son style mesquin et pauvre ; mais personne ne contestait qu’il eût un grand talent, et il occupait dans les arts ce qu’on appellerait aujourd’hui une position considérable.