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réchal de Créqui ; mais son maître, qui succombait alors sous ses innombrables travaux, avait besoin du secours de ses élèves les plus habiles et ne lui laissait pas une heure de liberté. La reconnaissance, plus encore que son embarras naturel, empêchait le jeune artiste de secouer cette tyrannie. Il passa ainsi quatre ou cinq années fort hésitant, fort combattu. Chaque jour, pour gagner du temps, Vouet adoptait des méthodes de plus en plus expéditives, et, pour ne pas laisser voir sur les toiles qu’il achevait la trace de deux pinceaux différens, il fallait que Lesueur se conformât exactement à ces méthodes. Cependant le dégoût de cette manière lâchée augmentait en lui à mesure qu’il entrevoyait plus clairement un autre but, et il commençait à craindre, non sans raison, qu’à force de contracter de telles habitudes, il lui fallût plus tard, pour s’en délivrer, les plus pénibles efforts.

Une occasion s’offrit enfin où son maître le laissa libre. Vouet avait été chargé de faire huit grands tableaux destinés à être exécutés en tapisserie. Les sujets devaient être tirés du poème si bizarre du dominicain François Colonna, intitulé le Songe de Poliphile. Ce travail ne plaisait pas à Vouet ; il l’abandonna complètement à Lesueur, qui pouvait avoir environ vingt ans. Le jeune peintre entreprit cette tâche avec tant d’ardeur, qu’en moins de deux années il avait achevé les huit compositions.

Elle ne sont pas parvenues jusqu’à nous, mais il paraît qu’elles étaient remarquables par la disposition claire et facile des figures et par une expression à la fois digne et gracieuse qui convenait à ce sujet d’une mysticité presque érotique.

Ce début de Lesueur eut un certain éclat et lui valut de bienveillans encouragemens. Son maître toutefois ne parut que médiocrement satisfait : il ne put se dissimuler qu’il y avait dans ce coup d’essai une tentative d’affranchissement, un oubli volontaire de ses exemples, une critique indirecte de ses leçons. Il s’ensuivit entre son élève et lui un certain refroidissement.

Mais un évènement plus important allait aider Lesueur à sortir complètement de tutelle en exerçant sur toute sa vie d’artiste une solennelle influence.

Quelque temps avant que Simon Vouet quittât l’Italie et vînt fonder en France sa grande fortune, on avait vu s’établir silencieusement à Rome un Français qu’à son air grave et recueilli on aurait pris pour un père de Sorbonne, mais dont l’œil noir lançait, sous un épais sourcil, un regard plein de poésie et de jeunesse. Sa façon de