Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 27.djvu/276

Cette page a été validée par deux contributeurs.
272
REVUE DES DEUX MONDES.

d’Asie qui aient des monumens littéraires, chez tous sans exception il existe une poésie populaire et traditionnelle. La science moderne, en recueillant avec un soin religieux les chants populaires des nations européennes, nous a appris combien ces chants, d’une inspiration si vraie et si profonde, étaient précieux pour la connaissance de la vie intime des nations et riches de faits historiques.

Citez les races océaniennes, depuis la pointe de Sumatra jusqu’à Taïti, la poésie peut être considérée comme une manifestation spontanée de l’énergie morale qui accompagne presque toujours le déploiement des forces physiques. Il est à peine un seul travail domestique qui n’ait un chant particulier dont la cadence suit ou dirige le mouvement du corps, et l’intonation de ce chant, énergique ou douce, se mesure sur la nature de l’action violente ou paisible qu’il accompagne. Dans leurs chansons nautiques, les vers tombent avec les coups de rame, plus pressés, plus forts, à mesure que les vents déchaînés menacent leurs frêles embarcations. S’ils abattent un arbre, ils ont une chanson, et l’arbre doit craquer à chaque refrain. Leur chant de guerre est un cri de fureur ; c’est plus qu’une menace, c’est déjà presque un combat.

De tous ces chants, le plus curieux peut-être est celui que ces peuples récitent lorsqu’ils travaillent à abattre les arbres de leurs forêts, car ce chant paraît avoir eu dans l’origine un caractère religieux et propitiatoire. L’on sait que presque toutes les tribus de race océanienne ont rendu aux arbres un culte superstitieux, comme à des transformations (hantou) des générations précédentes. Cette croyance, dont on retrouve des traces dans toute la péninsule transgangétique et même dans le Tonquin, peut expliquer et l’origine de ces chants destinés à apaiser les esprits-arbres, et les récits de quelques voyageurs arabes qui représentent la récolte des gommes odorantes ou la coupe des bois de senteur comme accompagnées de sacrifices humains[1].

Mais c’est chez les Tagalas, nation la plus considérable et la plus civilisée de l’archipel des Philippines, que la poésie populaire a atteint un degré remarquable de développement. Les anciennes traditions religieuses, les généalogies, les exploits des héros, sont pieusement conservés dans des chants historiques qu’ils apprennent dès leur enfance, et qu’ils récitent dans leurs travaux, leurs longs voyages, leurs festin et leurs lamentations funéraires.

  1. Jacquet, Journal asiatique, décembre 1833, et Marini, Histoire du Tonquin, p. 47.