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LITTÉRATURE DE L’ARCHIPEL D’ASIE.

des larmes étaient tombées en pluie fine en témoignage de la douleur des dieux[1]. Telles furent les marques qui guidèrent les pas de Satia Wati et qui lui firent découvrir son époux. Il était gisant à terre et semblait la regarder d’un œil hagard comme un homme qui grince des dents.

605. — La princesse se jette alors sur ce corps inanimé, et, sans avoir la conscience de ce qu’elle fait, le couvre de caresses et de baisers : elle frotte ses lèvres pâles avec la couleur vermeille du sirih (betel), et, l’appuyant contre son sein, elle essuie sa figure froide avec l’extrémité de sa tunique ; mais les yeux éteints du prince restèrent long-temps sans briller d’aucun éclat. Elle ne cessait cependant d’appliquer du bétel mâché sur ses blessures.

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609. — Il serait trop long de raconter les plaintes qu’une douleur lourde comme une montagne arracha à Satia Wati, tandis qu’elle contemplait son seigneur et avant qu’elle se déterminât à mourir.

610. — Saisissant son poignard d’une main ferme, elle le tira du fourreau, et, le regardant sans pâlir, elle le plongea dans son sein. Son sang jaillit brillant comme l’or le plus pur.

611. — Avant de rendre le dernier soupir, appelant Sagandika d’une voix éteinte, elle lui dit : — Ô toi, ma fidèle suivante et ma vieille amie, retourne à Mandaraka, et dis à mon peuple :

612. — Que la dernière prière que je lui adresse, c’est de conserver le souvenir de mes souffrances. Peut-être que plus d’un cœur bienveillant sera ému d’amour et de pitié, et que bien des larmes couleront au récit de mes malheurs…

614. — Ma chère maîtresse, dit Sagandika, t’ai-je jamais quittée ? Dans quelque classe que ton ame passe, je veux t’y accompagner. Qui aurais-tu pour aller te chercher dans l’eau ? et qui est-ce qui veillerait à tes pieds, ô ma noble maîtresse ! si je n’étais avec toi ?…

617. — Sagandika, en disant ces mots, fondait en larmes. Abîmée dans sa douleur, elle retira l’arme sanglante du corps de Satia Wati, s’en frappa et tomba sans vie aux pieds de celle qu’elle avait tant aimée.

618. — Aussitôt leurs ames réunies et heureuses s’envolèrent. L’ame étonnée de Salia s’avança au-devant de la princesse et lui dit : — Je t’attendais, ô ma bien-aimée ! plein d’impatience et d’inquiétude, au milieu des nuages, entouré de la troupe des bayadères, des pandits et des dewas (dieux).

  1. La même image se reproduit dans le Paradis perdu :

    Sky lowered, and muttering thunder, some sad drops
    Wept at completion of the mortal sin
    .

    Les rapprochemens si ingénieux et si vrais que M. Heeren a faits entre la poésie indoue et l’épopée religieuse des Anglais et des Allemands pourraient être étendus à la poésie kawi. Vyasa et Valmiki dans l’Inde, Pouséda à Java, Milton et Klopstock dans notre Europe, semblent souvent inspirés d’un même génie poétique, malgré l’intervalle immense de lieux et de temps qui les séparent.