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EUSTACHE LESUEUR.

tyrannie d’un genre exclusif, il fallait s’affranchir de tous les genres, rompre avec toutes les traditions, oublier toutes les règles, dédaigner tous les exemples, et ne suivre qu’un seul guide, n’adopter qu’un seul maître, la nature.

Le chef de ces dissidens fut un étrange et fougueux personnage, Michel-Ange de Caravaggio, fils d’un maçon et maçon lui-même dans son enfance, homme bilieux et querelleur, sans lettres, sans culture, mais coloriste par instinct et systématique jusqu’à la fureur : il ne fit que passer dans l’atelier des Carrache. Pour un homme de cette trempe, l’éclectisme était une pauvre muse ; ses maîtres lui firent l’effet de timides réformateurs : il les abandonna ; puis, en vrai révolutionnaire, il alla jusqu’au bout de ses idées. Pour lui, l’art n’avait d’autre but que l’imitation littérale, mais vivante, de la nature, de la nature telle quelle, sans choix, sans exception, et, pour mieux prouver qu’il ne choisissait pas, et que tout, même le laid, lui semblait beau, pourvu que la traduction fût saisissante et vigoureuse, il affecta de ne s’attacher qu’à des modèles vulgaires et grossiers. Cette prédilection pour les cabarets et les corps-de-garde, ce mépris de l’Olympe et de ses habitans, de l’antique et de ses statues, cette audace triviale et populaire, tout en faisant le scandale et le désespoir de quelques-uns, charmaient une foule d’esprits blasés que les prudentes innovations des Carrache avaient à peine effleurés. Ceux même que le côté cynique de cette peinture effrayait le plus, ne résistaient pas toujours aux attraits d’une palette si chaude, d’oppositions si tranchées, d’effets si surprenans ; enfin la vogue s’en mêla, et bientôt le parti des naturalistes, comme on les appelait, devint presque aussi nombreux qu’il était intolérant, et des hommes puissans et haut placés, cardinaux, comtes et marquis, se déclarèrent ses protecteurs.

À la vue de ce radicalisme triomphant, les débris du vieux parti, les amis du grand goût et du style héroïque, se réveillèrent et rentrèrent dans la lice. Leur champion n’était pas un athlète aussi nerveux que Caravage, mais un homme remuant, pétri d’orgueil et d’intrigue, et capable de tenir la campagne à force de savoir-faire. Son nom est à peine connu de nos jours ; mais alors qui ne parlait en Italie du chevalier Joseph d’Armino, ou, comme on disait à l’italienne, du Josépin (Guiseppino) ? Il avait eu soin d’en parler avant tout le monde, et avait lui-même établi sa réputation par des moyens qui permettent de croire que, s’il ne fut pas un grand peintre, il eût été un grand journaliste. Aussi, disait-on après sa mort que ses ouvrages étaient devenus muets dès qu’il avait perdu la parole.