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il s’attache à ses magnifiques souvenirs ; il aime encore, bien qu’il ne croie plus.

Enfin la bourgeoisie elle-même a été entraînée dans la décadence des autres classes. Accablé par tant de causes de ruine, le négoce a disparu : le port de Lisbonne est aujourd’hui désert, et les nouvelles fortunes n’ont pu s’élever qu’en exploitant le désordre financier de l’aristocratie. Au commerce a succédé l’usure. Mais pourquoi, demandera-t-on, si la noblesse, le clergé, la royauté, la bourgeoisie elle-même, ont tant perdu de leur influence, pourquoi prétendre que le peuple ne marche pas vers la liberté ? C’est que, pour se conduire soi-même, il ne suffit pas de n’avoir point de maîtres. C’est le peuple qui gémit le plus de l’état actuel ; c’est encore lui qui se croit le plus malheureux. Plus que les classes supérieures, il est étranger au pouvoir qui le domine. Qui donc gouverne ? il faut bien que ce soit quelqu’un ; ce n’est personne, ou du moins presque personne. Les dernières années du directoire ne nous offrent-elles pas un spectacle à quelques égards semblable ?

Par suite de la perte de tous les anciens débouchés et de tous les moyens légitimes de fortune, et aussi à cause de cet esprit aventureux et joueur qui fit faire jadis aux Portugais de grandes choses, il s’est formé une classe à part, qui s’occupe uniquement d’intrigues politiques, s’en nourrit et s’y consume. Elle s’est accrue par les révolutions et les bouleversemens successifs qui ont échauffé toutes les vanités, renversé toutes les barrières, et laissé chaque fois un peu d’écume sur le rivage. Cette espèce d’hommes est presque la seule qui s’intéresse aux affaires publiques ; elle occupe toutes les charges de l’administration, fait ce qu’on appelle l’opinion, s’empare des élections, et remplit les siéges des cortès. Pouvoir exécutif et pouvoir législatif, tout lui appartient ; elle est à la fois peuple et gouvernement. Le nombre de ces politiques n’est pas considérable, je n’ose fixer un chiffre, tant il paraîtrait hors de toute proportion avec les effets ; mais, si petit qu’il soit, il est encore trop grand pour le budget appauvri du Portugal. Une partie de ce monde, tantôt l’une, tantôt l’autre, est alternativement délaissée ; elle souffre et vit dans le besoin, l’amertume et l’envie. Le poste le plus élevé est si facile à atteindre, et le plus bas si précaire, que l’ambition n’a rien qui la retienne, et la modération rien qui la satisfasse. Ainsi, pour supplanter les possesseurs de quelques misérables places dont les appointemens ne sont jamais payés, quelques centaines d’hommes renversent des constitutions et ébranlent des trônes. Le peuple demeure froid et impassible, il s’écarte de l’arène où son sort se décide, comme un homme prudent et de goût délicat fuirait une rixe de carrefour.

Pour étudier le gouvernement du Portugal, il faut presque oublier ce pays, se placer en dehors, et s’occuper exclusivement de la classe particulière qui vient d’être signalée. Ces hommes influent seuls sur la direction des affaires, ils sont les citoyens actifs ; ils forment la nation politique, le pays légal, comme on dit chez nous. C’est dans leur monde que se passent presque tous les évènemens que les journaux racontent, et que naissent et se perdent ces ombres