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grante et obligée de l’éduction des peintres. Études dangereuses quand elles ne sont pas dirigées par un sentiment vrai et par une saine méthode. Un critique célèbre a dit, je crois, qu’en peinture comme en morale il fallait prendre garde de trop regarder sous la peau. En effet, la science anatomique a certainement plus gâté d’artistes qu’elle n’en a perfectionné. Quand on sait si bien par cœur tout ce mécanisme caché des muscles et des os, on est tenté, malgré soi, de l’accuser plus fortement que ne le permet la nature. On veut montrer ce qu’on sait, et on publie ce qu’on voit. On risque même, à force de science, de tomber dans les plus grossiers mensonges, car il ne faut pas croire que chez un corps vivant les choses se passent de la même manière que dans un cadavre écorché : tous ces muscles, raidis par la mort n’ont plus le même jeu, la même élasticité que lorsqu’une chaleur vivifiante les anime. Si donc vous prenez à la lettre votre anatomie, si vous vous contentez de recouvrir de chair et de peau cet écorché que vous avez dessiné avec tant de soin et d’exactitude, vous faites un être fantastique, qui n’est ni vivant ni mort, qui ne peut ni marcher ni agir. La science des amphithéâtres ne doit être pour le peintre qu’un moyen de mieux observer la nature vivante, et de ne pas se tromper sur certains effets que la superficie des corps n’indique pas toujours clairement ; mais, si le moyen devient le but, vous ne pouvez plus produire que de soi-disant figures humaines, aussi étranges dans leurs formes qu’inanimées dans leurs mouvemens. Telle devait être la destinée de presque tous ces peintres qui, sur les traces de Michel-Ange, allaient transformer leur pinceau en scalpel.

Ce n’était pas la première fois que l’anatomie et l’esprit scientifique étaient venus troubler la marche calme et régulière de l’art. Quarante ou cinquante ans auparavant, après la mort de Masaccio, après que ce précurseur, ce divin révélateur de la nature, eut fixé les jalons de la voie de vérité, où l’avenir n’avait qu’à le suivre, on avait vu Antonio del Pollaïulo, d’abord par curiosité, puis par système, s’adonner à l’anatomie, et, pour faire admirer sa science, abandonner dans son dessin les traditions de simplicité. Après lui, Luca Signorelli avait pris la même route, mais avec une hardiesse et un génie que Michel-Ange, comme on sait, n’a pas dédaigné de mettre à profit. L’influence de ces deux hommes, jointe à celle des premières gravures allemandes qui furent vers cette époque importées en Italie, est la cause de ce temps d’arrêt, de cette déviation si étrange, qui se manifeste tout à coup, vers 1460, dans le style jus-