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une alerte ; je m’étais arrêté auprès des ruines d’une ancienne ville au sud de Minieh (Kouan-el-Ahmar), où il y a des tombeaux très anciens que je voulais visiter le lendemain ; mais vers minuit (c’est l’heure des crimes), je fus éveillé par des bruits confus. Des voleurs nus se tenaient blottis derrière des masures, se disposant à venir, en plongeant, faire main basse à bord. Bientôt une grêle de pierre vint tomber sur la barque, et quelles pierres ! Des rochers capables de la faire sombrer. Il fallut déguerpir au plus vite, n’ayant pas à mes ordres une compagnie de tirailleurs à dépêcher dans les buissons. Dans la bagarre, j’ai dû abandonner mon chat qui s’amusait au bord de l’eau, et que ces barbares auront éventré pour lui prendre son or : les chats des Francs ont ce privilége dans leur opinion.

Je vais, pour en finir, vous raconter une autre aventure où se montre encore l’insolence des Arabes, toujours croissante depuis que l’autorité du pacha est en déclin. Ici, je n’ai été que témoin, mais le fait intéressera mes compatriotes ; le voici en peu de mots : M. Prisse, architecte français, habite Louqsor depuis plusieurs années ; il n’était pas dans les bonnes graces du naser (percepteur de l’impôt), et devait au gouvernement turc une petite somme pour un achat de blé qu’il avait voulu semer. Le naser fit réclamer d’un Copte prête-nom de M. Prisse la somme due ; le Copte dit qu’on s’adressât à ce dernier, mais on ne l’écouta point, et il fut mis en prison. M. Prisse envoya son domestique réclamer le prisonnier et annoncer le paiement demandé ; le domestique fut à son tour saisi, bâtonné et jeté en prison. M. Prisse se rendit alors chez le naser, qu’il trouva entouré d’Arabes, de cheiks et d’amis ; il lui demanda pourquoi il avait agi de cette manière. Le naser lui répondit : Qu’est-ce que cela te fait, chien ? M. Prisse, qui tenait un petit bâton à la main, en donna sur le visage du naser ; celui-ci voulut riposter, une lutte s’engagea, et M. Prisse, attaqué de toutes part, se défendit d’abord, il déchira même d’un coup de poignard le bras d’un des assaillans ; il succomba sous le nombre et aux coups de bâton, fut enchaîné et jeté en prison à côté du Copte et de son domestique. Il y avait alors en ce moment à Louqsor un artiste français, M. De Vergennes, qui, apprenant d’un domestique effaré que M. Prisse était en péril, prit un fusil et se dirigea vers la maison du naser ; mais il fut assailli en chemin par une foule d’Arabes furieux : on le désarma, on le battit, on lui arracha la barbe ; enfin, sans qu’il pût savoir ce dont il s’agissait, car il ne connaît pas un mot de la langue, il fut enchaîné et mis en prison à côté de M. Prisse.