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EUSTACHE LESUEUR.

comme autant d’anathèmes contre leurs doctrines et leurs ouvrages. Le grand goût, le grand style tournait toutes les têtes, et le désir du succès est une si impérieuse passion, que le projet de se modifier pénétrait même à leur insu dans toutes les consciences d’artistes.

La tentation d’imiter devait être d’autant plus forte que les moyens d’imitation paraissaient plus faciles. Quand on se propose pour modèle un chef-d’œuvre de simplicité, d’expression, de sentiment, dont la beauté provient de la précision du trait, de la finesse des contours, de la suavité du pinceau, n’imite pas qui veut ; la maladresse et l’impuissance se trahissent aux yeux les moins exercés. Mais quand il s’agit de tourner le dos à la nature pour s’abandonner à la fantaisie, quand il n’est question que d’outrer, d’exagérer, d’enfler sans mesure toutes les proportions, il devient beaucoup moins difficile, je ne dis pas d’égaler un homme de génie, mais de se faire sa caricature.

Aussi tout le monde s’en mêla : il n’y eut pas, soit à Rome, soit à Florence, si petit barbouilleur qui ne voulût agrandir son style et ne se mît à singer la fougue du grand homme.

Quant aux habiles, ils cherchèrent à se rendre compte des moyens d’où résultaient de si prodigieux effets ; ils analysèrent les procédés du novateur et découvrirent que la principale différence entre eux et lui consistait dans une connaissance plus approfondie de la structure intérieure du corps humain ; que c’était ces notions exactes et scientifiques qui lui permettaient d’accentuer si vigoureusement ses figures, de leur donner des attitudes si audacieuses, et de produire ces raccourcis qui faisaient crier au miracle ; ils en conclurent que la science de l’anatomie était son secret, et bien vite on se mit à disséquer avec fureur.

Au fond, Michel-Ange avait dans sa jeunesse donné à l’anatomie une assez sérieuse attention ; mais il ne faut pas croire qu’il y fût passé maître, ni qu’il en ait fait, comme on le répète, l’étude constante de toute sa vie. Les hommes du métier trouvent dans tous ses ouvrages, aussi bien dans les derniers que dans les premiers, certaines fautes assez choquantes, qu’une étude prolongée lui aurait certainement fait éviter. Il est donc probable qu’après avoir embrassé cette science dans son ensemble, après en avoir saisi les parties les plus saillantes avec la puissance ordinaire de son esprit, il avait fini par se former une anatomie à son usage, et qu’il la faisait obéir ainsi que tout le reste à son imagination.

Mais, comme on supposait que son grand savoir était la clé de son talent, les études anatomiques devinrent de ce moment partie inté-