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mais il n’était pas exempt d’une certaine exagération, d’un certain désir de faire effet à tout prix. L’entraînement était donc général ; les forts comme les faibles, les vieux comme les jeunes, étaient frappés et soumis par je ne sais quelle influence contagieuse, dévorante, irrésistible.

Quelle était cette influence ? Il faut oser le dire, c’était celle d’un génie admirable, mais funeste. Depuis le jour où, devenu peintre malgré lui, Michel-Ange avait couvert les voûtes de la chapelle Sixtine de ces gigantesques et splendides peintures, une des créations les plus étonnantes de l’intelligence humaine, il avait jeté le trouble dans tous les esprits ; les notions simples du beau avaient été bouleversées ; les limites de l’art étaient devenues incertaines, arbitraires, conventionnelles. Les hommes d’un goût sévère sentaient bien que ce n’était pas là de la peinture, mais de la décoration théâtrale ; que ce qu’il y avait de vraiment beau, c’étaient les parties qu’on regardait le moins, les tableaux du milieu de la voûte représentant la création du monde, parce qu’on y lisait une pensée sublime traduite sous des formes aussi simples que grandioses ; que, quant à ces grands colosses des deux sexes et à cette multitude de personnages accroupis dans tous les sens, ils attestaient un prodigieux savoir, une étude extraordinaire de la partie musculaire et matérielle de l’homme, mais qu’il n’y avait rien là dont on se sentît touché, pas une figure dont on comprît la pensée, dont on pénétrât les sentimens et les passions, pour laquelle on éprouvât de l’aversion ou de la sympathie ; que c’était de l’art d’apparat, d’ostentation, qu’on devait contempler avec étonnement, avec respect, et presque avec effroi, mais qu’il ne fallait pas imiter. Voilà ce qu’on aurait pu dire si l’on eût été de sang-froid ; mais l’heure de la critique n’était pas encore venue : la foule était en extase ; on s’écriait que la peinture était grandie de cent coudées, que les anciens n’étaient plus que des nains, et que désormais l’art des modernes devait être l’art des géans.

Comment, au bruit de ces applaudissemens, à la vue de ces nouveautés étourdissantes, l’esprit d’imitation ne se serait-il pas emparé de tous les assistans ? Quel est le peintre qui, en retournant chez lui, eût osé achever ce qu’il avait commencé la veille ? Pour lui, tout était mis en question. On eût dit que des régions ignorées, que tout un monde inconnu venait d’être découvert, et chacun semblait se dire que devant cette nouvelle poudre à canon il était impossible de continuer à se battre à l’arme blanche. Les mots de maigreur, de sécheresse, de pauvreté, résonnaient aux oreilles de tous les peintres