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vérifier la démonstration, un instrument ; nous voylà au rouet. Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins euls-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; auculne raison ne s’établira sans une aultre raison : nous voilà à reculons jusqu’à l’infini. ».

Énésidème a du reste construit son scepticisme avec un grand appareil ; il a fait du doute une science régulière. La question logique, la plus radicale de toutes, puisqu’elle conteste la légitimité de nos facultés intellectuelles ; la question métaphysique, qui détruit entre les êtres tout autre lien que celui de juxtaposition, en ôtant jusqu’à l’idée de cause et d’effet ; la question morale qui traduit les mêmes doctrines sous une autre forme pour la pratique de la vie ; Énésidème a parcouru tout cet arsenal du doute, et la souveraineté de la raison humaine n’a été depuis attaquée que par les mêmes armes. Hume et Kant ne sont sur ce point que les continuateurs d’Énésidème. N’est-ce pas là une belle louange, pour un philosophe du premier siècle de notre ère ?

Tout homme qui a des lettres, et qui a touché même du bout des doigts les matières philosophiques, sait assez que le repos d’esprit ne se rencontre guère dans la science, et que la métaphysique est bien loin d’être inexpugnable comme la géométrie. C’est peut-être pour s’encourager eux-mêmes et pour chasser ces mauvaises pensées, que les grands fabricateurs de systèmes ont coutume de célébrer la sérénité de leur ame, et de se montrer à nous parfaitement rassurés sur l’excellence de leurs constructions fragiles. Qui ne sait les apologies de Malebranche pour les esprits animaux, la naïve admiration de Leibnitz pour son harmonie préétablie, et cette béatitude que Spinosa promet à quiconque admettra le panthéisme sur la foi de ses théorèmes ? Sextus Empiricus n’a pas une confiance moins robuste dans la grande vertu de son remède. « Il en est, dit-il, du philosophe sceptique à peu près comme du peintre Appelles qui voulant représenter l’écume d’un cheval, et désespérant de son entreprise, jeta contre son tableau l’éponge dont il nettoyait ses pinceaux. L’éponge atteignit le cheval et en imita parfaitement l’écume. C’est ainsi que les sceptiques essayèrent à l’origine d’obtenir la sérénité de l’ame, en résolvant les contradictions ; n’y pouvant parvenir, ils doutèrent, et aussitôt leur doute fut suivi de la sérénité comme un corps l’est de son ombre. Voilà bien le sceptique tranquille et satisfait, et faisant vanité d’être sceptique ; celui dont Pascal a dit, qu’il n’avait point de termes pour qualifier une si extravagante créature.

M. Émile Saisset ne s’est pas contenté de dépenser beaucoup de science et d’érudition pour retrouver toute la philosophie d’Énésidème ; il l’a combattue pied à pied, avec esprit, avec finesse ; et s’il n’a pas triomphé de ce rude adversaire, c’est qu’il n’est guère facile en vérité de triompher d’un sceptique. Dans ces discussions radicales, chacun combat pour établir nettement la position de son parti, sans aucune chance de faire des prosélytes. M. Émile Saisset est du parti du bon sens et de la saine philosophie, et ceux qui le liront ne seront guère tentés, assurément, de se mettre avec Énésidème contre lui. Un sceptique achevé n’en guérirait pas ; car c’est une maladie incurable. Toutes