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REVUE. — CHRONIQUE.

Énésidème, par M. Émile Saisset[1]. — Pyrrhon, Énésidème et Sextus sont les trois plus grands noms de la philosophie sceptique ; mais Pyrrhon n’a rien écrit, les ouvrages d’Énésidème sont perdus, et Sextus Empiricus, qui nous a conservé les argumens de ses devanciers, a passé facilement pour le maître d’une philosophie dont il n’est en réalité que l’historien. Pyrrhon n’a que l’honneur d’être le héros de la secte, l’homme aux aventures, le modèle achevé de la vie sceptique. La tradition, fort contestable du reste, nous apprend qu’il dédaignait d’éviter un précipice, ou de fuir devant un chien enragé, indifférent et incertain sur toutes choses. Le scepticisme, poussé dans ces rudes conséquences, a quelque chose en soi de si étrange et de si farouche, qu’il n’est pas à craindre que la morale publique en soit altérée. Mais que de sceptiques, par le monde, qui doutent de tous les principes, de la philosophie par conséquent, et de la morale, et qui ne consentent à admettre les faits dans la vie pratique que pour sauver les apparences ! On raconte qu’étant avec ses amis sur un vaisseau en danger de périr, Pyrrhon demeura seul inaccessible à la crainte ; et montrant à ceux qui l’entouraient un pourceau qui se trouvait là et qui mangeait à son ordinaire : Voilà, dit-il, la véritable indifférence, et la véritable philosophie. Fasse qui voudra son profit de cet exemple et de cette maxime. Mais cherchez-vous la morale qui ressort de ces beaux principes : Anaxarque, le maître de Pyrrhon, étant tombé dans un puits, Pyrrhon passa outre sans daigner lui tendre la main ; et Anaxarque l’approuva de cette indifférence. L’approbation est étrange, mais par malheur le fait qui l’a provoquée ne l’était pas. Voilà qui fait bien voir, assurément, l’utilité de donner à la morale, à la science, une base solide ; or, étudier les fondemens de la science, n’est-ce pas étudier et combattre le scepticisme ? C’est une étude d’ailleurs pleine d’intérêt et de passion, quoiqu’elle semble au premier coup d’œil si abstraite et si subtile. Car n’est-ce pas elle qui nous fait voir « la superbe raison invinciblement froissée par ses propres armes, et l’homme en révolte sanglante contre l’homme ? »

Jamais cette révolte n’a été plus complète et plus dangereuse que dans Énésidème. En employant avec habileté les passages de Diogène, d’Eusèbe et de Photius, M. Émile Saisset est parvenu à tirer des livres de Sextus Empiricus une exposition complète du scepticisme d’Énésidème, et des moyens dont il usait pour l’établir. C’est une réhabilitation qui sera fatale à la gloire de Sextus ; et Énésidème ne peut que gagner d’ailleurs à se trouver traduit dans une langue élégante, claire, concise. La prolixité de Sextus est bien inutile quand il s’agit du scepticisme ; et quand on a une fois posé l’objection, on peut s’en rapporter à l’esprit humain qui saura la tourner et retourner de cent façons, et qui n’en découvrira que trop tôt la profondeur. Une seule phrase de Montaigne renferme Sextus presque tout entier : « Pour juger, dit-il, des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous y fault de la démonstration ; pour

  1. Joubert, éditeur, rue des Grés, 14.