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LITTÉRATURE ANGLAISE.

plantes hybrides, nous étalons des fleurs étranges, sans fécondité comme sans odeur, et malheureusement sans beauté. Je sais bien de quels beaux noms l’Europe se vante encore ; je les honore et les aime. Puissent-ils n’être pas les derniers ! Le cours général et vulgaire du fleuve intellectuel n’entraîne pas moins sur sa pente toutes les misères que j’ai signalées. Nous sommes (et je parle de l’Europe entière) exagérés comme Lucain, subtils comme Cowley, pompeux comme Gongora, obscurs comme Nathaniel Lee, symboliques comme Goethe dans les mauvais jours de sa vieillesse, et diffus comme Claudien dans les plus épais de ses poèmes. L’Europe et ses représentans intellectuels deviennent néologues et archaïstes, trop vieux et trop jeunes, trop ornés et trop puérils, trop poétiques et trop prosaïques. Nous jetons le teutonisme amoindri et déchu dans la forme grecque flétrie et dévastée, et l’imitation des imitateurs de Shakespeare nous sert à relever l’imitation des imitateurs de Sidoine Apollinaire.

Au milieu de cette énorme confusion, peut-on conseiller le teutonisme aux nations romaines, ou l’imitation de la Grèce aux nations teutones ? Le conseil serait inutile dans un temps où tout le monde copie tout le monde, et où la contagion générale donne au Nord les vices du Midi, au Midi les vices du Nord. Il n’y a plus qu’une voie littéraire à conseiller ou à suivre, c’est le retour aux principes primordiaux de la raison humaine, la plus grande sévérité de logique et de style, l’oubli de toute école et de tout système, la critique exercée au nom de la raison seule mais de la raison suprême, sans vasselage teutonique ou romain. Il faut bien l’avouer, jamais le rôle de l’intelligence n’a été plus difficile et plus compromis. Comme elle est chargée d’une foule d’exemples et d’imitations, elle est écrasée de mensonges. Elle se trouve aujourd’hui perdue sous le mensonge allemand, le mensonge anglais, le mensonge grec, le mensonge latin, le mensonge italien, sous des montagnes de copies et d’imitations, car toute copie est mensonge. On ment à la grecque, et l’on fait des trilogies ; on ment à l’anglaise, et l’on fait du Walter Scott ; on ment à l’espagnole, et l’on, crée des Jornadas. Il faudrait pouvoir, mais y réussira-t-on ? élever au-dessus de cet océan de faussetés, de formules, de copies, de falsifications et de contre-façons, un seul fanal qui remplacerait toutes les règles d’Aristote, de Lessing ou de Schlegel. Ce fanal, c’est un mot : vérité.


Philarète Chasles.