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REVUE LITTÉRAIRE.

Les esprits dits sérieux, qui souvent déraisonnent en pauvre style sur une foule de sujets plus ou moins soporifiques, ont toujours trouvé que la poésie était une occupation d’oisifs, un amusement de songe-creux, une espèce de casse-tête chinois intellectuel tout-à-fait méprisable, en quoi ils se sont parfaitement trompés ; la poésie est plus utile que les religions, que les lois, que les sciences et toutes les inventions industrielles ; la poésie, c’est la beauté, l’intelligence et l’harmonie ; c’est par l’image, la compréhension de la nature, par l’idée, la philosophie, par le rhythme, la musique, plus le sentiment de la difficulté vaincue, l’orgueil de l’esprit se faisant jour malgré la matière : Homère, Virgile, Horace ont mieux mérité de l’humanité que les théosophes, les législateurs et les savans : depuis deux mille ans, ils révèlent aux ames l’idée du beau par la perfection de leur forme ; ils arrêtent la marée toujours montante de la barbarie moderne, ils allégent les heures de l’ennui et de la solitude, et procurent à l’intelligence humaine les plus hautes jouissance où elle puisse aspirer ; ils ont duré plus que leurs dieux, plus que leur civilisation, et quand Horace s’écriait dans un noble mouvement d’orgueil : « J’ai fait un monument plus durable que l’airain, l’on dira mes vers tant que le pontife montera l’escalier du Capitole, accompagné de la vestale silencieuse, tant que la langue romaine sera parlée dans l’univers, » il a été trop modeste, car il y a long-temps que la vestale silencieuse ne monte plus les degrés de marbre du Capitole, le latin n’est plus parlé que par les magnats de Hongrie, et l’on lit toujours les odes d’Horace chez tous les peuples de la terre et le globe s’est enrichi d’un nouveau monde pour fournir de nouveaux lecteurs au poète. — Certainement les jeunes gens qui font paraître de petits volumes de vers, essais, préludes, échos, etc., ne sont pas dans ce cas, mais intérieurement chacun se dit : — Qui sait ? je serai peut-être un de ceux-là. Et puis comme l’a dit si bien un poète connu des lecteurs de cette Revue :

La Muse est toujours belle,
Même pour l’insensé, même pour l’impuissant,
Car sa beauté pour nous, c’est notre amour pour elle.

N’est-ce pas une noble et sainte passion que celle de la poésie, et le dédain que l’on affecte pour les poètes qui débutent n’a-t-il pas son côté odieux et ridicule ? L’on admet trois ou quatre noms désormais consacrés pour se débarrasser de toute admiration secondaire, et le respect exagéré pour l’œuvre des grands génies sert de prétexte pour déverser sur tout le reste un mépris affecté. Et pourtant, il faut en convenir, jamais en littérature comme en art les disciples n’ont marché de plus près sur les talons des maîtres, jamais il n’y a eu une pareille diffusion de talent, et ce mouvement est si invincible, si fatalement impérieux, qu’il s’accomplit en dépit de tous les obstacles : ni l’indifférence du public, ni le dédain des libraires et de la critique, ni la certitude de l’incognito et de l’insuccès n’ont arrêté cette marche toujours ascendante,