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MOUNY-ROBIN.

qui croissent dans cette région fraîche et touffue, elle avait préservé son cou et ses bras des morsures du soleil, et, quand elle était vêtue le dimanche d’une robe blanche et d’un tablier à fleurs, elle ressemblait plus à une villageoise d’opéra qu’à une meunière du Berry. Pour rester dans le vrai, ce n’était ni l’une ni l’autre ; mais c’était mieux, c’était quelque chose de fin, de propret et de charmant, avec une voix douce et des manières gracieuses. Il semblerait que ce rapport d’organisation eût dû les rendre précieux l’un à l’autre. J’ai la douleur de vous avouer que Mme Mouny préférait à son époux un gros garçon de moulin, noir, rauque et crépu, auquel Mouny ne témoigna jamais la moindre jalousie. Ceci est encore une particularité du caractère de notre ami. Il n’avait aucun préjugé sauvage sur l’honneur conjugal. Il ne se croyait obligé ni de haïr, ni d’injurier, ni de battre, ni d’étrangler sa femme, parce qu’elle lui était infidèle. Il nous parla souvent de sa position prétendue ridicule, et la manière dont il l’envisageait ne l’était nullement. — Jeanne est beaucoup plus jeune que moi, disait-il ; elle est jolie, et je l’ai toujours négligée. Que voulez-vous ? Je l’aime de tout mon cœur, mais j’aime encore mieux la chasse. La chasse, voyez-vous, mes enfans, celui qui s’y adonne ne peut pas s’adonner à autre chose. Si vous êtes amoureux, si vous êtes jaloux, faites-moi cadeau de vos fusils et de vos chiens, car vous ne serez jamais que de mauvais chasseurs.

Si bien qu’en raisonnant avec cet esprit de justice, il eut pour sa femme les procédés qu’un grand seigneur du temps de Louis XV aurait eus pour la sienne. Il n’est donc pas présumable qu’il ait été assassiné par son rival. Cela n’est venu à l’esprit de personne. Jeanne ne pouvait que perdre à la mort de son mari.

— Alors que présumez-vous de cette mort ?

— Je présume que Mouny était somnambule ou cataleptique d’une certaine façon, et qu’il a été surpris par la crise extatique au moment où il levait la pelle de son moulin. Quoi qu’il en soit, sa fin a été mystérieuse comme sa vie, et il n’est aucun de nos paysans qui ne l’attribue encore aujourd’hui à une lutte avec l’esprit malin, le diable chasseur, le terrible Georgeon de la Vallée Noire. Je vous disais que notre peuple des campagnes possède son fantastique tout comme un autre, et que les Allemands n’en ont pas le monopole. Je pourrais vous conter d’après eux des histoires encore plus effrayantes, mais il est trop tard pour cette nuit. Bonsoir.


George Sand.