Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 26.djvu/897

Cette page a été validée par deux contributeurs.
893
MOUNY-ROBIN.

depuis plus d’un an, il me prit à la lettre entre ses mains, m’enleva en l’air comme il eût fait d’un lièvre, et, marchant sur les pierres jalonnées avec une parfaite sécurité malgré ses gros sabots, il me passa à l’autre bord sans broncher. — Toi, dit-il à l’autre, suis-moi, et ne crains rien. — L’autre passa, et ne trouva pas la moindre difficulté. Le sort était levé. Depuis ce jour, j’avais alors dix-sept ans, Mouny-Robin me témoigna toujours la plus grande amitié.

Si j’insiste sur la physionomie de ce personnage, ce n’est pas que je l’aie jamais cru sorcier ; mais c’est qu’il y avait en lui bien certainement quelque chose d’extraordinaire, sinon comme intelligence, du moins comme faculté mystérieuse. Je vous expliquerai au fur et à mesure ce que j’entends par là. Il était, quant à l’extérieur, au langage et aux manières, bien différent de tous les autres paysans, quoiqu’il eût toujours vécu dans les mêmes conditions d’ignorance et d’apathie. Il s’exprimait avec une certaine distinction, quoique avec une sorte de cynisme rabelaisien qui ne manquait pas de sel. Il avait la voix douce et l’accent agréable ; son humeur était enjouée, et ses allures familières, sans être insolentes. Bien opposé aux habitudes de servilité craintive de ses pareils, qui ne rencontrent jamais un chapeau à forme haute sans soulever leur chapeau plat à grands bords, je ne crois pas qu’il ait jamais dit à personne monsieur ou madame, ni qu’il ait jamais porté la main à son bonnet pour saluer. Si le bourgeois lui plaisait, il l’appelait « mon ami, » sinon il l’appelait Cagneux, Daudon ou Massicot tout court. Il ne procédait pas ainsi par esprit d’insurrection. Vraiment, il ne s’occupait point de politique, ne lisait pas de journaux, et pour cause. La chasse l’absorbait tout entier, et j’ai toujours pensé que, comme chacun de nous a une certaine analogie de caractère, d’instincts, et même de physionomie avec un animal quelconque (Lavater et Grandville l’ont assez prouvé), il y avait dans Mouny une grande tendance à rapprocher le type du chien de chasse de l’espèce humaine. Il en avait l’instinct, l’intelligence, l’attachement, la douceur confiante, et ce sens mystérieux qui met le chien sur la piste du gibier. Ceci mérite explication.

Quelques années après mon aventure du fossé (si aventure il y a), mon frère, étant venu se fixer dans le pays, fut pris d’une grande passion pour la chasse. C’était dans les commencemens une passion malheureuse ; car, dans nos vallons coupés de haies et semés de pacages buissonneux, le gibier a tant de retraites, que la chasse est fort difficile. Il ne suffit pas de savoir tirer juste, il faut connaître les