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— Eh bien ! pour ne parler que du spectacle, repris-je, que vous en semble ? Vous qui avez vu représenter ce chef-d’œuvre sur les premières scènes de l’Europe, trouvez-vous qu’il soit mal monté (comme on dit) sur la nôtre ?

— Je ne suis pas du tout mécontent de ce sabbat, répondit-il, quoique j’y trouve trop peu de diablerie. Les apparitions du premier plan sont trop négligées, trop rares, et ne sont pas combinées à point avec les paroles du drame et avec l’intention du compositeur. Je n’ai pas vu le sanglier dont le rugissement sauvage est si bien exprimé dans la musique. S’il a passé, c’est si vite, que je ne l’ai point aperçu. À la place de l’apparition d’Agathe, je n’ai vu qu’un revenant quelconque. Ces squelettes et ces lutins sont beaucoup plus laids qu’il ne faut, et ne produisent pas du tout l’effet que produisent en Allemagne les chiens et les oiseaux innombrables qui s’élancent sur la scène. Les aboiemens et le bruit des ailes sont pourtant indiqués dans l’orchestre, et c’est traiter un peu lestement la pensée de Weber que de lui retirer ses manifestations nécessaires. Voilà de quoi l’Allemand se plaint, et il a raison. Mais, ce qui pour moi fait compensation, c’est la beauté de ce paysage, la profondeur de ces toiles, la transparence de ces brouillards, ce je ne sais quoi d’artiste, de poétique et d’élevé qui préside à la composition du tableau. Sur aucune autre scène, on n’aurait mis autant de goût et d’intelligence à peindre le site en lui-même. Cette cascade dont le bruit sec et froid vous pénètre et vous glace, ces rideaux de brume qui s’éclaircissent et s’épaississent tour à tour, cela est vu et senti grandement par le décorateur. C’est que le Français a plus que l’Allemand le sentiment de la vraie beauté dans la nature, témoin les grands paysagistes que la France seule a produits depuis quelques années. Il y a une véritable renaissance de ce côté-là. L’Allemand voit les choses autrement ; il veut embellir la nature. Elle ne suffit pas à son imagination, il la peuple de fantômes, il donne aux objets réels eux-mêmes des formes fantastiques. La scène allemande essaie minutieusement de réaliser cette pensée du poète, et je crois qu’ici on a bien fait de ne pas le tenter. Il eût fallu sacrifier des effets de vérité à des effets de fantaisie, et peut-être eût-on perdu ces beaux effets sans atteindre au bizarre effrayant des effets contraires. En résumé, on peut dire que chaque peuple a son fantastique, et qu’il serait plus que difficile de concilier les deux.

— Si vous parlez de Paris et de Vienne, répondis-je, je vous accorde que ces différences sont tranchées ; mais si vous allez au cœur de