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depuis long-temps placé Béranger. Vous croyez, sans doute, qu’en décernant à M. Victor Hugo cette couronne de poète, M. de Salvandy a songé à l’auteur des Feuilles d’automne et des Orientales ? Détrompez-vous. M. de Salvandy n’a songé qu’à l’auteur adolescent d’un premier recueil d’odes, où de grandes espérances faisaient pardonner l’absence des qualités brillantes qui se sont épanouies plus tard. Tout ce que M. de Salvandy veut bien accorder, c’est qu’il a été donné par moment, à l’auteur des Chants du crépuscule, des Voix intérieures et surtout des Rayons et des Ombres, de retrouver quelque chose de ses premières inspirations. Que penser ? que dire d’un jugement si étrange et qui semble si peu sérieux ? C’est à peu près comme si l’on voulait soutenir que M. de Châteaubriand n’a jamais égalé son premier livre, l’Essai sur les révolutions, ou qu’on prétendît que David n’a rien fait de mieux que son grand prix de Rome, que n’ont égalé, comme on sait, ni le Serment des Horaces ni Léonidas.

Malgré toute la bonne volonté qu’il a mise à trouver le récipiendaire en défaut, M. de Salvandy a laissé passer, que dis-je ? il a pris à son compte, par le long et piquant commentaire qu’il y a joint, une assez singulière faute de mémoire échappée à M. Hugo. Ce dernier, après avoir raconté la résistance opposée à Napoléon par les six poètes que nous avons nommés, poursuit en ces termes : « Un esprit vulgaire, appuyé sur la toute puissance, eût dédaigné peut-être cette rébellion du talent ; Napoléon s’en préoccupait ; il se savait trop historique pour n’avoir point souci de l’histoire ; il se sentait trop poétique pour ne point s’inquiéter des poètes… l’homme qui, comme il l’a dit plus tard à Sainte-Hélène, eut fait Pascal sénateur et Corneille ministre, avait trop de grandeur en lui-même pour ne pas comprendre la grandeur dans autrui. »

Cette singulière idée de Napoléon, Corneille ministre, a fourni à M. de Salvandy l’occasion de plusieurs réflexions fort piquantes et fort applaudies. Lorsque, dans les caprices de sa puissance et de son génie, Napoléon disait qu’il aurait pris Corneille pour ministre, sans s’en apercevoir, il faisait comme Richelieu, il le persécutait… Voyez-vous ce génie et cette ame antiques contraints de servir le cardinal ou de se débattre avec la fronde, au lieu de gouverner souverainement les Horaces (on doit dire Horace à l’Académie), Cinna, Polyeucte, le Cid ? Non, non, nous aurions des drames immortels de moins ; est-il sûr que nous eussions un grand ministre de plus ? »