Page:Revue des Deux Mondes - 1841 - tome 26.djvu/849

Cette page a été validée par deux contributeurs.
845
RÉCEPTION DE M. VICTOR HUGO.

cauchemar, battait des mains au vainqueur d’Arcole et des Pyramides, il ne fallait plus songer à faire admirer les dissertations banales et les lieux communs du drame soi-disant philosophique. Lemercier le comprit ; il trouva même dans son ame, troublée par les visions du 2 septembre, un ou deux accens terribles qui répondirent (et c’est là sa gloire) au besoin d’émotions profondes qu’éprouvaient les masses. Rompre avec la poétique du XVIIIe siècle, rajeunir par une sève nouvelle et plus énergique la littérature alanguie de Saurin et de Marmontel, telle a été la seule pensée commune que Lemercier ait eue avec les réformateurs artistes de 1820. Hors de là, et particulièrement sur les moyens de réalisation, tout a été entre eux opposition et contraste. Partisan par système de l’originalité plutôt qu’original, passionné pour l’invention plutôt qu’inventeur, M. Lemercier fit tour à tour des emprunts à Eschyle, à Pétrone, à la Bible, à Alfieri, à Milton, à Shakespeare, à Manzoni. Quant à la langue, au rhythme, et à toutes les délicatesses de la forme qui constituent le style, cette condition vitale, cette consécration suprême de la poésie et de l’art, M. Lemercier, par un malheur de son organisation, y fut toujours insensible. Il croyait sincèrement que l’idée a droit sur la langue comme le planteur sur le nègre. Aussi combien d’intentions heureuses, combien de germes qui ne demandaient qu’à éclore, combien d’essais qui auraient mérité de vivre, ne se sont-ils pas glacés sous cette infirmité d’un beau talent !

Par toutes ces raisons, et sans qu’il soit besoin de chercher dans les replis de la pensée du poète je ne sais quelles velléités d’ambition vulgaire, on voit comment le nouvel académicien a été conduit à présenter l’éloge de son devancier par un côté que l’auditoire n’avait pas prévu. Tout en rendant au génie laborieux, opiniâtre et fantasque de l’auteur de Frédégonde, de Plaute et de la Panhypocrisiade, un hommage suffisant et habilement calculé pour se tenir dans une appréciation tout extérieure, M. Victor Hugo a construit l’édifice de son discours de manière à faire saillir une autre face moins indiquée, quoique certainement aussi remarquable, de la physionomie de son modèle, je veux dire le caractère si plein de noblesse et d’indépendance qui distinguait Lemercier. M. Hugo s’est complu, et on le conçoit, à retracer avec détails tout ce qu’il y a eu de loyauté et de sincérité démocratiques dans ce simple littérateur sans position, sans fortune, ami de Mme de Beauharnais et du général Bonaparte, commensal de la Malmaison jusqu’à la fin du consulat, qui pouvait