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ques doutes sur la pensée intime de Spinosa, ces doutes devraient tout-à-fait disparaître devant la lecture de son Éthique, de ce vaste et profond traité de morale où les actes de l’homme sont reconnus comme la conséquence nécessaire de ses idées, où ses devoirs et ses droits sont constitués en harmonie avec les principes de sa nature. Mais Spinosa avait besoin de mettre en avant une distinction qui pût lui servir de sauvegarde ; de cette façon il tenait un peu les théologiens en respect, et il savait que les vrais philosophes ne prendraient pas le change.

Cependant le Tractatus theologico-politicus avait éveillé dans nombre d’esprits une vive curiosité. On voulait savoir quel était le fond de la pensée de Spinosa sur les sujets les plus délicats, entre autres sur la divinité du Christ. Spinosa répondit à Henri Oldenburg, qui lui avait adressé quelques questions au nom de plusieurs personnes : « Puisque vous voulez connaître mes vrais sentimens, le Christ est à mes yeux la manifestation la plus éclatante de la sagesse divine, et il a communiqué cette sagesse à ses disciples ; mais, quand certaines églises ajoutent que Dieu s’est fait homme, je ne sais plus ce qu’elles veulent dire, et elles ne me paraissent pas moins absurdes que celui qui me viendrait dire qu’un cercle est un carré. Vous savez mieux que moi, ajoutait Spinosa en finissant, si ces explications peuvent convenir aux chrétiens de votre connaissance[1]. » Une autre fois, il écrivait au même Oldenburg que, pour exprimer plus énergiquement la manifestation de Dieu dans le Christ, Jean, qui, tout en employant la langue grecque était plein d’hébraïsmes, s’était servi de ces mots : « Le Verbe s’est fait chair[2]. » Ce n’est pas le seul point sur lequel les lettres de Spinosa soient un excellent commentaire des pensées fondamentales de ce grand homme.

On se tromperait si dans ces passages de Spinosa on voulait retrouver un véritable arianisme. Spinosa ne s’accorde guère avec Arius ; il ne fait pas du Christ un logos divin engendré de Dieu, et qui à son tour a créé le monde : si telle était sa pensée, Spinosa ne serait plus qu’un platonicien. Ses réponses à Henri Oldenburg n’ont

  1. « Cæterum quod quædam ecclesiæ his addunt quod Deus naturam humanam assumpserit, monui expresse me quid dicant nescire ; imo, ut verum fateor, non minus absurdè mihi loqui videntur, quam si quis mihi diceret quod circulus naturam quadrati induerit. » (Epist. 21.)
  2. « Quamvis Johannes duum evangelium græce scripserit, hebraizat tamen… Deus sese maxime in Christo manifestavit, quod Johannes ut efficacius exprimeret, dixit Verbum factum esse carnem. » (Epist. 23.)